KUGELHOPF

Auteur: Anne-Lise Diehl

     Parmi les cadeaux de départ qui m’ont été offerts lorsque j’ai quitté la France pour le Canada en mars 1988 se trouve un moule à kugelhopf* en terre cuite. Des quelques objets rapportés de mon pays natal c’est celui qui symbolise le plus distinctement mes origines alsaciennes. Déniché dans une brocante par mon amie il avait donc déjà sa propre histoire lorsque je l’ai reçu, histoire que je ne peux qu’imaginer, mais qui ajoute à l’attachement que j’ai pour l’objet.

     Je me rappelle dans l’enfance l’affairement pour préparer le kugelhopf (sorte de brioche aux raisins secs cuit dans un haut moule rond à cannelures), la pièce attenante à la petite cuisine chauffée à la chaleur du four, la conversation en alsacien, le remuement des ustensiles, le pétrissage vigoureux de la pâte (l’étonnante force des femmes aux cheveux gris), la disposition de la pâte dans le moule, le torchon à carreaux dont on le couvrait, l’odeur de la pâte au levain. La lente et régulière levée du gâteau.

     Je me rappelle les dimanches matins au village, le jour des cloches de l’église, le jour du  kugelhopf au petit-déjeuner, de la nappe blanche, des vêtements du dimanche, des cantiques chantés en allemand.

     Ce moule se trouve maintenant dans ma cuisine à Toronto. Présence incontournable qui me rappelle du haut de sa rusticité mes devoirs de femme, de mère, d’hôtesse, d’Alsacienne.

     Je me suis donc mise à faire du kugelhopf. Armée d’un livre de recettes alsaciennes offert par une autre amie - à quel point ces amies étaient-elles conscientes de la mission dont elles m’investissaient avec ces cadeaux : perpétuer et exporter la tradition alsacienne dans mon nouvel univers, elles qui restaient en Alsace? - j’ai pétri plus d’une fois la pâte jusqu’à en avoir mal au bras (il est recommandé dans la recette de la battre pendant

10 minutes pour « l’aérer »). J’attendais longtemps que le levain fasse son œuvre. Souvent, une nuit entière sur le radiateur ne suffisait pas à faire gonfler de quelques centimètres la masse lourde de pâte qui restait au fond du moule comme un chat endormi.

     J’ai donc servi à la table un peu cérémonieuse des matins de Noël – tradition oblige - (et principalement à mes beaux-parents, les pauvres) des kugelhopfs compacts et peu savoureux.

     Mais les recettes comme les voyageurs  qui les importent doivent pour survivre s’adapter à leur nouvel environnement. Ainsi en cuisine il ne suffit pas d’utiliser les mêmes ingrédients que dans le pays d’origine pour obtenir le résultat souhaité. Est-ce la qualité de la farine, de la levure ou la cuisson au four électrique plutôt qu’au four à gaz qui ne convenaient pas à ma recette au Canada? Sans doute une combinaison de tout cela. Toujours est-il que suite à mes défaites répétées, j’ai fini par me tourner vers un livre de recettes américain. Le  kugelhopf devient imperceptiblement en anglais  kugelhupf. La proportion des ingrédients est un peu changée. Le long pétrissage à la main se fait en quelques minutes à l’aide d’un robot de cuisine. La pâte lève gentiment en un temps raisonnable (oh la rassurante capacité du levain de lever, de la lourdeur de s’alléger).

     Dans ces conditions faire du kugelhopf, je peux le dire, c’est du gâteau. J’en régale à présent ma famille et mes amis. Et même si je me soucie bien peu d’être bonne Alsacienne, offrir des kugelhopfs dorés et gonflés à point m’est agréable et me rappelle, à moi-même et aux autres, que je viens de quelque part et que j’ai ma petite contribution à faire, aussi modeste soit-elle (ne pas sous-estimer l’importance des « petites choses » lorsqu’il s’agit de transmettre), à la mosaïque culturelle qu’est mon pays d’adoption.

 



*Il s’agit là de l’orthographe d’origine germanique qui figure dans Les recettes de la table alsacienne.   Le mot vient de Kugel (boule) et Hefe (levure). Dans le Petit Robert, l’orthographe du mot est francisé : kouglof comme on le prononce.