La mort, le départ

À la mémoire de Daniel Simeoni

Auteur: Pierre-Yves Pouliot

15 novembre 2007

Je tenais à faire mes adieux à un grand nomade, Daniel Simeoni, enfant de l’après-guerre immédiat, fils d’exilés marqués par l’Holocauste, voyageur dont les principaux points d’ancrage physiques furent la France, l’Italie, les États-Unis et le Canada.

 

J’ai croisé Daniel Simeoni dans le grand aéroport de la vie il y a plus d’un an. Épuisé par un parcours professionnel difficile, je voulais reprendre contact avec le milieu, approfondir ma réflexion sur la traduction, me mettre à jour un peu, me refaire une beauté intellectuelle.

 

Il m’a tout de suite accueilli chaudement. On dit qu’il accueillait ainsi, avec chaleur, avec générosité toutes celles et tous ceux qui sont passé(e)s dans sa vie. J’ai mis peu de temps à me rendre compte que j’avais devant moi un modèle de discipline intellectuelle mais aussi un modèle d’humanité dans ce que le terme a de plus beau.

 

Ce n’est pas que je le connaissais tant que cela. Je le connaissais comme on connaît quelqu’un qui nous a enseigné deux cours passionnants. Je le connaissais comme un étudiant d’un petit programme de maîtrise connaît le directeur du programme. Je le connaissais comme membre de deux comités, dont un qui ne s’est pas encore acquitté de son mandat et qui s’est réuni trois jours à peine avant sa mort.

 

Dans les comités comme dans les cours, il était toujours intensément présent sans toutefois jamais donner de signe de nervosité. Je me souviendrai toujours de ce sourire et de ces yeux brillants soit complices, soit recherchant la complicité dont il me faisait grâce parfois après certains commentaires un peu plus pointus de sa part ou quand il parlait de choses qui revêtaient, savait-il, une importance particulière pour moi.

 

Grand explorateur, il voulait élargir les horizons de la connaissance dans un secteur qu’on n’ose pas qualifier de discipline. Il m’a fait faire une visite guidée des univers de Toury, Cronin, Saint-Jérôme, Derrida, Schleiermacher, Nouss, Venuti et de dizaines d’autres encore. Il m’a fait entrer dans la tête des traductrices et traducteurs de Freud, de Weber et de grands philosophes. Ce furent de beaux voyages qui m’ont embelli en dedans. Merci, merci.

 

Je ne sais pas où il est maintenant. Malheureusement, je ne pense pas qu’il soit quelque part. Je pense qu’il n’est plus. Je pense qu’il est dans ce qu’il nous a laissé, qu’il en reste ce qu’il nous en reste. Pourtant, j’aimerais bien que sa mort ne soit qu’une transformation, la fin d’une vie terrestre. J’aimerais bien qu’il se rematérialise ailleurs, qu’il aille rejoindre les grands esprits qui ne sont plus et qu’il leur pose toutes les questions essentielles, existentielles qu’il se posait.

 

Il est difficile de travailler ces jours-ci. Comme d’autres, je tourne autour du grand trou qu’il a laissé en me demandant un peu ce que je vais faire ensuite. Pourtant, devant l’incontournable, il aurait été le premier à me dire avec son petit sourire résigné quelque chose comme « Que voulez-vous, the show must go on ». Je sais qu’un tas de gens travailleront d’arrache pied pour remplir les vides que son départ aura laissés. Ça ne sera pas facile. Ce sera même impossible dans certains cas. Comment remplace-t-on ce savoir, cette expérience dont on ne retrouve qu’une infime portion par écrit? Comment remplace-t-on toute cette chaleur humaine? Il n’y a pas si longtemps encore, il était si facile de puiser à même cette source profonde de connaissances et de chaleur humaine.

 

Il est parti. En fait, il a pris la poudre d’escampette mais il a laissé des traces de sa présence partout dans le monde mais aussi dans ma tête de même que dans celle de toutes celles et tous ceux qui le connaissent et qui l’aiment et qui n’ont pas fini de l’explorer, de le deviner, de l’interpréter, de le réinterpréter. 

 

Ma rencontre avec Daniel Simeoni a été trop brève mais combien riche en enseignements intellectuels et humains. Chacun de ses nombreux encouragements, de ses mots gentils m’ont réconforté, redonné des forces. Il ne m’aura somme toute causé de chagrin qu’une fois. C’est quand il est parti.