Histoire toute simple d’un exil à Toronto

Auteur: Pierre-Yves Pouliot

20 novembre 2007

 

Une transplantation comme on en voit tous les jours

 

Je suis parti en 1984 de la terre qui m’a vu naître, de la province juste à l’est de l’Ontario. Résident de la très homogène et très stable ville de Québec, je m’étais laissé tenter par la plus cosmopolite Toronto qui m’offrait la possibilité de travailler au siège social d’un petit organisme d’échanges et de coopération internationaux.  

 

Quelle joie ce fut de se perdre dans cette ville ontarienne que je connaissais bien peu, de la faire mienne, de la façonner dans ma tête à force de découvertes. J’ai d’abord connu « the Annex » où je travaillais, puis « the Beach » où j’ai trouvé logis. J’ai vite découvert que, dans le quartier indien pas loin de chez-moi, on pouvait manger de la cuisine indienne telle que la préparaient, adaptation aux ingrédients locaux oblige, certaines communautés indiennes d’Afrique de l’Est. L’éventail des possibilités m’étourdissait. La ville sortait à l’époque du garde-robe et commençait à vivre au rythme de sa grande diversité culturelle et des grandes villes nord-américaines.

 

Quelle angoisse au début d’avoir à se battre en anglais boîteux avec des compagnies de services voraces dont le personnel ne s’attendrissait pas nécessairement au son d’un gros accent québécois. Pendant des années, ma compagne maîtrisait mal son asthme et nous aboutissions souvent à l’hôpital. Qu’il est difficile de faire une crise d’asthme dans une autre langue! Qu’il est difficile de trouver ses mots dans une autre langue quand on voit l’autre haleter!   

 

 

Un peu d’histoire de « the Beaches » ou « the Beach », un drôle de quartier francophone où j’ai longtemps habité?

 

Je me suis installé avec ma famille alors toute jeune et toute petite dans ce qu’on appelait plus souvent « the Beaches », quartier qu’on a  récemment rebaptisé « the Beach » suite à un houleux débat communautaire et rien de moins qu’un référendum. C’est un quartier on ne peut plus parfaitement délimité au sud par le lac Ontario, au nord par la route Kingston, à l’est par la rue Fallingbrook et à l’ouest par la rue Coxwell. Pendant longtemps, « the Beach », c’était la campagne. Elle n’était accessible de Toronto que par bateau et on y trouvait un immense parc de loisirs aquatiques qui a disparu au début du siècle dernier et des chalets qui ont dominé le paysage jusque dans les années 1940.

 

Dans les années soixante-dix, les hippies se sont installés dans ce quartier en décrépitude précoce, attirés par le prix modique des maisons qu’on avait construites en prévision d’une augmentation de population découlant d’un accroissement des activités portuaires. L’aménagement de la voie maritime du Saint-Laurent permettant aux gros cargos de pénétrer presque jusqu’au milieu du continent n’a pas entraîné le boom prévu de la circulation maritime, ce qui a contribué au déclin du quartier.

Jusque dans les environs des années 1960, la très aquatique « Beach » était un quartier « sec » où les bars étaient interdits, où les restaurants bien sûr fermés le dimanche ne pouvaient jamais servir d’alcool et où un brave et honnête bloke sirotant sa bière sur son balcon, donc à la vue des voisins, était coupable d’infraction aux lois municipales. 

 

Le marché immobilier a commencé à s’enflammer à Toronto, tout particulièrement dans « the Beach » à peu près au moment où nous y sommes arrivés. Les hippies pouvaient désormais émigrer dans Rosedale, dans des maisons de bien meilleure qualité, les poches pleines des centaines de milliers de dollars de profit qu’ils avaient réalisés sur la vente de leur maison retapée avec vue, il faut le dire, sur un lac et une plage d’une grande beauté. Le quartier était devenu à la mode. Des restaurants et boutiques se voulant chic se sont implantés un peu partout, presque du jour au lendemain. Les loyers des commerces ont augmenté démesurément, ce qui a eu pour effet de chasser les petits commerces traditionnels.

 

Le quartier est encore en mutation rapide au point où il est difficile de trouver des vestiges de ce qu’il fut. Cela n’empêche pas que, pour le moment du moins, il existe toujours un fort sentiment d’appartenance à ce quartier. On se proclame fièrement résident(e) de « the Beach » et j’ai toujours été surpris de voir à quel point les résident(e)s du quartier tiennent à passer le plus de temps possible dans « the Beach ». Même de jeunes adultes nés dans le quartier et qui sont en contact avec mes enfants sortent le moins possible en dehors du quartier. Deux journaux communautaires établis de longue date se livrent une âpre lutte dans ce quartier d’à grand peine 3 kilomètres carrés.  

 

Il semble que les Québécois exilés soient attirés par « the Beach ». Aux derniers recensements que j’ai consultés, il y avait plus de 150 000 francophones à Toronto éparpillés aux quatre coins de la ville, dont une forte proportion de Québécois. Il est possible qu’il y ait une concentration plus forte de Québécois dans « the Beach ». Un simple tour d’oreille dans ce quartier tendrait à confirmer telle assertion. Beaucoup de commerçants m’ont demandé si c’était le quartier québécois ou francophone. Tous ceux-là avancent invariablement le même chiffre, soit que 30 % de leur clientèle parle français. Si c’est le cas, il y a peut-être de l’espoir pour la population francophone de Toronto.  

 

Un quartier regroupant une quantité importante de Québécois ou de francophones présenterait des avantages certains. Nous pourrions être plus visibles dans la ville. Nous pourrions, comme c’est le cas pour d’autres communautés ethniques, avoir notre propre cinéma, une bibliothèque mieux pourvue en documents en français, accéder à  toutes sortes de choses difficiles à trouver à l’heure actuelle et qui sont importantes pour les communautés diverses qui forment la Francophonie. Les Francophones peuvent trouver une grande partie de ces biens et services à Toronto mais à condition de se déplacer sur des grandes distances dans la ville.

 

J’ai connu des dizaines de Québécois qui ont sacrifié une carrière prometteuse à Toronto et sont retournés au Québec parce qu’ils ne sont jamais arrivés à se sentir ici chez-eux. Les choses auraient peut-être été différentes s’il y avait à Toronto une vie francophone à la mesure de l’importance numérique de sa population. Qui sait, s’il y avait un quartier francophone, la ville les retiendrait-elle mieux. Qui sait, s’il y avait un quartier francophone et des lois différentes concernant la fréquentation des écoles francophones, peut-être entendrions-nous parler autre chose que l’anglais dans les couloirs des écoles francophones. Qui sait, s’il y avait un quartier francophone, les Franco-Ontariens, les Québécois d’expression française, les Haïtiens, les Africains des pays francophones et les Européens d’origine française se mélangeraient peut-être mieux.

 

J’ai habité en deux endroits dans « the Beach ». J’ai aussi habité à quelques mètres de la frontière nord mais gare à moi si j’avais prétendu habiter « the Beach ». Non, j’habitais dans un quartier sans identité que les agents immobiliers appellent Upper Beach parce que ça fait augmenter les prix. Je vis maintenant à cinq minutes de la frontière est de « the Beach » dans un joli quartier près du lac où on ne vit pas entassés. Le prestigieux Hunt Club est presque la seule chose qui nous sépare des limites de « the Beach ». Pourtant, habiter dans les falaises de Scarborough n’a pas du tout le prestige que confère le statut de résident de « the Beach ».

 

Je ne retournerais pas y habiter mais j’y passe constamment. Ma fille, elle, la seule de mes enfants qui soit née en plein cœur de « the Beach », y est retournée. Elle s’est fait plein d’amis dans le quartier et elle se comporte de plus en plus comme les autochtones. Elle est infiniment relax, d’accord, mais la qualité de sa tenue vestimentaire s’est considérablement détériorée.     

 

Vie professionnelle; construire des ponts

 

Si je devais associer une image à ma vie professionnelle à Toronto, je dirais peut-être que je me suis efforcé de construire des ponts et que j’ai dû prendre des décisions à plus d’un carrefour.

 

Carrefour

 

L’organisme qui m’a fait déménager ici s’appelle Carrefour canadien international. Actif dans environ 35 pays dits du Tiers-Monde à l’époque où j’y travaillais, son objectif est de favoriser une meilleure compréhension  entre les peuples en faisant travailler ensemble des Canadien(ne)s et des personnes de ces pays au sein de projets de développement communautaire ici et là-bas. Après leur expérience, de retour, espère-t-on, dans leur communauté, les participant(e)s ont l’obligation de faire un travail quelconque de promotion d’une meilleure compréhension entre les peuples, par exemple en s’associant aux activités d’organismes interculturels ou de développement international.

 

Avant la resegmentation de l’organisme en composantes francophone et anglophone isolées, partition à laquelle je me suis farouchement opposé, Carrefour avait souvent été cité par l’Agence canadienne de développement international comme un modèle de bilinguisme. Mieux encore à mon avis, c’était un organisme où des francophones et des anglophones canadiens travaillaient véritablement ensemble au sein de projets concrets plutôt que par représentants au conseil d’administration interposés. Tout mon travail était centré autour du voyage, du contact, de l’exploration, de la découverte de l’autre. Je suis heureux d’avoir facilité le rapprochement entre peuples d’ailleurs et d’ici. Déception, je voulais attirer plus d’amérindiens dans le programme, créer des comités dans certaines réserves mais je n’ai pas connu beaucoup de succès. Il y a des gouffres difficiles à franchir. Il y a des routes qui ne connaissent pas de carrefour.

 

Dans l’exercice de mes fonctions, j’ai visité une grande partie du Canada et rencontré des centaines de personnes fascinantes. Je déplore n’avoir jamais mis les pieds au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest (incluant alors le Nunavut) ainsi qu’à Terre-Neuve et je m’en sens d’autant moins Canadien.

 

Dix-sept années au sein du Groupe parlementaire libéral de l’Ontario

 

Quelque trois années plus tard, j’ai accepté de créer un poste de chef des Services en français du Groupe parlementaire libéral à l’Assemblée législative de l’Ontario. Un grand nombre de députés, la plupart conservateurs, s’étant absentés, l’Assemblée législative avait voté « unanimement » en faveur de la Loi sur les services en français quelques mois avant mon arrivée. Cette loi importante toujours en vigueur garantit des services gouvernementaux en français dans les régions désignées de la province. Je devais voir à la mise en application de la Loi au sein du Groupe parlementaire et je dirigeais une équipe de traducteurs qui travaillait autant pour les députés que pour le bureau du premier ministre libéral de l’époque, David Peterson.

 

Un certain nombre de députés étaient plus ou moins ouvertement anti-francophones ou, variante, n’avaient rien contre les francophones tant qu’ils ne demandaient rien. Ils n’ont pas pu faire grand-chose tant que le premier ministre Peterson, un fervent francophile qui s’exprimait assez mal en français a été là. David Peterson aimait s’entourer de Francophones. Plusieurs membres importants de son bureau alors qu’il était premier ministre étaient des Francophones « de souche », Guy Côté, secrétaire de presse, Dan Gagnier, un temps chef de cabinet, ou des francophiles connus comme Hershell Ezrin.

 

Après la défaite de 1990 et le départ de David Peterson, vinrent plusieurs années de stagnation du point de vue de la promotion des droits francophones en Ontario. Au sein du Groupe parlementaire libéral, on m’en a beaucoup voulu de participer à la constitution d’un groupe de députés dont un des principaux objectifs était de rapprocher les Libéraux de la communauté et de veiller à ce qu’ils se dotent d’un programme précis dans le secteur des Affaires francophones. Les Néo-Démocrates qui ont eu le pouvoir de 1990 à 1995, ont été paralysés par une forte récession et n’ont rien fait du côté Affaires francophones. Les Conservateurs qui ont eu le pouvoir de 1995 à 2003, ont profité d’une réforme majeure du réseau d’enseignement primaire et secondaire pour donner le contrôle de l’enseignement public en français aux Francophones. Plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada, le plus important étant l’arrêt dit Mahé, confirmaient que l’Ontario avait l’obligation « constitutionnelle » de donner le contrôle de leurs institutions d’enseignement aux Francophones.

 

Une année en tant qu’adjoint ministériel

 

Pendant un peu plus d’un an après la victoire libérale de 2003, j’ai occupé un poste d’adjoint de la ministre des Affaires francophones, poste créé par David Peterson. Longtemps seul du côté Affaires francophones, j’ai été homme à tout faire. Je me suis notamment chargé de la création du Comité consultatif des Affaires francophones dont une des premières recommandations a été la création d’un Commissariat aux Services en français, chose acquise récemment. J’ai eu la responsabilité du dossier « Ottawa, ville bilingue » jusqu’à mon départ et je faisais partie des points de mire de tous les groupes de pression en rapport de près ou de loin avec les Affaires francophones.

 

Je me devais d’attirer l’attention du bureau du premier ministre et d’autres ministres sur les grands dossiers des Affaires francophones. Ce fut un travail difficile, tout particulièrement en ce qui concerne le bureau du premier ministre. Si Dalton McGuinty, l’actuel premier ministre de l’Ontario, parle passablement le français, a la réputation de francophile et parle constamment de sa mère francophone, l’intérêt de son bureau pour les Affaires francophones m’a toujours paru pour le moins limité. Il a tenu les promesses électorales minimales qu’il a été forcé de faire à la veille de l’élection, soit de consolider les acquis de la Loi sur les services en français, de confirmer dans la Loi le statut bilingue de la municipalité d’Ottawa et d’accorder l’autonomie à TFO. C’est cependant bien peu quand on pense au fait que la communauté Franco-Ontarienne s’assimile au rythme de quarante pour cent par génération.

 

Une chose m’a toujours frappé chez ce réputé francophile : jusqu’à mon départ du moins, contrairement aux habitudes de David Peterson, aucun francophone de souche n’a jamais occupé de poste de direction dans le bureau de Dalton McGuinty, dans sa version premier ministre comme dans sa version chef de l’opposition.

 

Pendant toutes ces années en politique, que ce soit en mettant des mots en français dans la bouche de politicien(ne), en incitant au respect de la Loi sur les services en français ou en facilitant les contacts entre la population francophone et les élu(e)s, j’avais l’impression de créer des ponts de cordage au dessus de l’abîme qui sépare la classe politique de la population francophone. J’étais l’interprète, le représentant des politiciens qui voulaient faire le moins possible mais bien paraître. J’essayais également de faire avancer les choses pour les Francophones en Ontario qui, eux, voulaient inciter les élus à faire plus. J’étais entre les deux et il arrivait souvent qu’on se méfiât de moi des deux côtés.

 

Une de mes grandes joies pendant toutes ces années en politique a été de vivre un peu la vie d’un Franco-Ontarien et de visiter quelques-uns des coins de la province où cette communauté est encore bien vivante; de Penetanguishene à Hearst, de Windsor à Ottawa en passant par Timmins, Chapleau, Cornwall et Thunder Bay. 

 

Les années de liberté

 

J’ai quitté mon poste d’adjoint ministériel vers la fin de 2004 et il était temps. Passablement échaudé, je n’ai pas trouvé l’emploi qui me convenait. Comme on a tout de suite commencé à demander mes services de traducteur, j’ai fait la transition vers le statut de traducteur indépendant presque sans m’en apercevoir. Mon nouveau travail me permet de me familiariser avec une multitude d’autres domaines de connaissance. Une minute, je facilite les communications entre une compagnie torontoise et son personnel francophone, l’autre je permets la diffusion d’un rapport de recherche dans le monde francophone et l’autre encore je permets à une association de producteurs pharmaceutiques d’influencer les preneur(se)s de décision.

 

La vie de mercenaire de la traduction a ses avantages pour qui sait être flexible. Elle accorde parfois un peu plus de liberté mais la liberté, ce n’est pas très très payant.

 

23 ans et quelques jours à Toronto

 

J’habite « the big T.O. » depuis 23 ans et quelques jours. J’y ai heureusement quelques amis très chers, mais est-ce que je m’y sens chez-moi? Je me sens partagé entre mon lieu de naissance, Québec, et Toronto où j’ai passé le plus clair de mon existence d’adulte sans compter d’autres lieux physiques et imaginaires où j’ai laissé un peu de mon cœur, où les valeurs dominantes sont différentes de celles d’ici. Je me perçois et on me perçoit comme un Torontois à Québec et un Québécois à Toronto. Je suis un fédéraliste qui comprend le combat nationaliste québécois. Je suis un Francophone écœuré de voir sa communauté mourir dans les autres provinces mais qui ne voudrait pour rien au monde qu’on lui « enlève ses Rocheuses ». J’ai épousé les combats des Franco-Ontarien(ne)s. Je vis la condition franco-ontarienne comme demandeur de services médicaux et gouvernementaux, comme parent qui tenait à tout prix à ce que ses enfants soient d’abord et avant tout des Francophones. Je suis toujours une partie de l’autre, toujours entre les deux. Je suis devenu partout un exilé, un nomade, un métis presqu’aussi vrai que les vrais.