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Paul-François Sylvestre

Une jeunesse envolée

Osias et Aimée Larocque vivaient à Toronto depuis déjà douze ans. Ils étaient arrivés dans la Ville-Reine en 1876, avec trois enfants en bas âge. La publicité entourant les usines de la capitale ontarienne demeurait alléchante à l'époque où le pauvre Osias tirait une bien maigre subsistance de son lopin de terre québécois. Aussi la jeune famille avait-elle abandonné ses soixante arpents rocailleux pour s'établir en ville, en pays étranger, dans un modeste appartement de trois pièces.

 

À peine installée à Toronto, la famille Larocque s'était enrichie d'un quatrième garçon qui atteignait maintenant ses neuf ans. Mais cette nouvelle bouche à nourrir cause beaucoup de souci à Osias et Aimée. Le père gagne à peine 8$ par semaine et la mère touche au plus 3,50$ pour six jours de travaux couturiers accomplis à la maison. Et voilà que son patron exige d'elle une présence en usine. Fini le traitement de faveur. Aimée Larocque ne pourra plus s'occuper du jeune Élie à la maison. On le dit désormais en âge de travailler, comme ses grands frères.

 

La mère de famille ne se résigne pas à envoyer son petit Élie à l'usine, même si cela représente un supplément de salaire si indispensable. Non, son fils lui paraît encore trop jeune pour entrer dans une manufacture. Il vendra des journaux, il cirera des chaussures, il sera garçon de courses, tout cela avant de suivre ses frères dans l'enfer industriel.

 

D'un caractère plaisant, d'une bonhomie naturelle, d'une serviabilité exemplaire, le Jeune Élie réussit à effectuer des courses pour tous les marchands du quartier et, ainsi, à rapporter quelques sous à la maison. Hélas, c'est bien peu. Il se met donc à cirer des chaussures au coin de la rue principale Mais l'hiver ne tarde pas à lui ravir ce petit commerce. Il tente alors de vendre des journaux dans les rues enneigées de la capitale. Cela dure un mois ou deux, le temps de célébrer son dixième anniversaire, puis l'inévitable sort l'attend. C'est le chemin du travail à la manufacture qu'Élie Larocque doit emprunter.

 

Une telle décision s'impose brutalement, un soir de mars, lorsque le frère aîné rentre à la maison, les doigts de la main droite coupés par la scie mécanique de l'usine. Renvoyé, il devra se trouver un travail ailleurs, un boulot moins rémunérateur. Élie ne peut le remplacer, mais son entrée dans une manufacture est désormais rendue nécessaire pour combler la perte de revenus au sein de la famille Larocque.

 

En racontant ses déboires au contremaître, Aimée s'étonne de lire un brin de compassion dans les yeux du robuste IrlandaisS'il pouvait lui venir en aide. Elle en demande si peu. Une place de balayeur pour son fils serait fort appréciée. C'est chose promise, mais pour quelque temps seulement, "Just for a while, Mrs. Larocque". Elie commence son nouveau travail le lendemain matin; la manufacture de draps est immense et les planchers à balayer s'étendent sur plusieurs kilomètres. De six heures du matin à six heures du soir, Élie pousse balais et vadrouilles dans les allées jonchées de fils et de retailles. À la fin de la semaine, il reçoit son dû: 1,50 S pour soixante heures de travail !

 

Si le contremaître s'est montré généreux au début, il affiche maintenant ses vraies couleurs. Finie la pitié pour la mère éprouvée. Son fils est un travailleur comme les autres. On l'envoie d'ailleurs suer dans l'entrepôt où il doit décharger les wagons. C'est un travail un peu plus rémunérateur, une tâche accomplie en équipe. Le responsable a sous ses ordres douze jeunes de dix ou onze ans, qui transportent les rouleaux de tissu sur des chariots.

 

- Plus vite, bande de vauriens !

 

- Larocque, tu traînes encore les pieds.

 

- Vous ne partirez pas avant d'avoir vidé ces deux wagons.

 

- Grouillez-vous, p'tits lâches, p'tite vermine !

 

Ainsi, dix heures par jour, six jours par semaine, les insultes pleuvent sur Élie et ses compagnons de travail. Le contremaître s'amène le samedi, pour l'inspection et la vérification. Si le nombre de rouleaux déchargés lui semble insuffisant, il n'hésite pas à administrer quelques taloches dans le cou de ses "bloody baby hounds". Chaque jour, le responsable tient compte des retards, impose~ le silence et note toute négligence dans son grand cahier noir. Elie est ponctuel et obéissant. Mais il ne peut en dire autant de Bob et de Fred. Ces deux-là retardent le travail de l'équipe et font preuve d'insubordination. Bob a payé une amende de dix sous pour dix minutes de retard et son ami Fred a vu son salaire retranché de vingt-cinq sous pour avoir répondu grossièrement au responsable de l'entrepôt. Ces amendes sont considérables, surtout lorsqu'on gagne 2,40 $ par semaine.

 

Un matin de juillet, Fred et Bob ne se présentent pas à la manufacture. Les wagons sont pleins et le déchargement doit s'effectuer sans délai. Le travail de douze hommes se fera par dix jeunes. " And hurry up ! "

 

Au cours de cette pénible journée de labeur sans relâche, Élie s'est avéré être un vrai leader. Avec ses paroles encourageantes et son sens de l'organisation, il a su coordonner les tâches de chacun et respecter l'horaire de travail. Le responsable en a eu vent et l'a noté dans son cahier noir. Cela sera porté à l'attention du contremaître.

 

" Élie, come in my office. "

 

L'entretien a été bref. À partir de lundi, Élie Larocque se joindra à l'équipe chargée de faire l'inventaire des stocks. Un travail beaucoup moins épuisant... et qui rapporte 3,00 $ par semaine !

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Nouvelle publiée dans "Une Jeunesse envolée", Les Éditions l'Interligne, pp. 61-65