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La marionnette de Lélia Young

La marionnette

C'était un homme qui marchait toujours avec une pomme rouge à la main. Agrippine était toujours derrière lui fidèle à son ombre. Tous les deux étaient écrivains. Elle ne l'aimait pas. Je crois qu'elle le trouvait poltron. Elle le méprisait, car il était la création du hasard et des intérêts personnels. Cet homme qui pouvait avoir l'âge de son fils s'appelait Hervé. Il trimbalait son incertitude avec lui comme la souche d'un vieux navire.

 

Lorsqu'il était petit, il avait été rejeté par son père qui le trouvait lourd et lent. Il lui reprochait de ne pas être un homme, d'aimer un peu trop lire et pas suffisamment la mécanique. Son père aimait se défouler sur lui en rentrant de l'usine. Sa mère était terrifiée par la violence de ce mari salace, mais il ne lui arriva jamais l'idée de défendre son fils contre cette brute. Aujourd'hui encore, Hervé garde le visage tuméfié par les accrocs de son passé. Il était une parfaite victime et n'était stable ni en emploi ni en amour. Pourtant, il aimait les femmes et vivait comme un troubadour en cette fin de siècle. Errant d'une ville à l'autre pour son gagne pain, il composait musique et poèmes à chaque passion. Il croyait encore à l'émerveillement. C'était une sensibilité aiguisée qu'Agrippine interprétait comme une faiblesse pouvant faire de lui une proie facile. Elle l'avait bien flairé et n'avait guère pitié de lui. Quand ça allait mal, elle se réjouissait de ses déboires, et ne s'approchait de lui que pour mieux l'utiliser, car il devenait encore plus malléable. Il ne s'en apercevait jamais. Il était trop mal à l'aise et égocentrique pour le sentir, trop satisfait de son propre devenir. Il avait besoin de cette mante religieuse, prête à le dévorer toujours un peu plus pour un prochain livre, une prochaine nouvelle, un autre poème. Cependant, Hervé avait un véritable talent habillé de vie intérieure, un talent soumis et appliqué à son port d'attache. Il était Franco-Ontarien de naissance et s'en sentait bien privilégié. La communauté l'avait entouré. Entre minoritaires, on se serre les coudes. Agrippine avait bien saisi cet esprit de solidarité qui la défavorisait et la lâcheté de son homme de paille était toujours bienvenue dans ses projets.

 

Agrippine ne considéra jamais Hervé comme un alter ego à qui elle aurait fait entièrement confiance. Non, elle savait qu'il était trop lâche pour résister à une autorité supérieure et qu'un jour il pourrait la trahir succombant à une influence plus forte que la sienne. Elle était sur ses gardes et avait compris qu'il aimait le prestige et l'attention. C'est ainsi, qu'elle lui créa des positions importantes dans lesquelles il ne faisait absolument rien. Elle le servait ainsi pour mieux se substituer à lui et incarner une apparence à laquelle elle prêtait son propre rôle. Il pouvait passer là où elle ne le pouvait pas, il représentait son anonymat. Qui aurait cru qu'Agrippine se cachait derrière ce visage glabre, ce corps épais et maladroit. Hervé était la potiche dont les milieux littéraires ne se méfiaient pas.

 

Trop peu de gens avaient décelé le jeu d'Agrippine. Hervé avait besoin de protection et Agrippine la lui fournissait en lui prodiguant tout simplement l'assurance qu'elle exaltait à ses côtés et le savoir linguistique qu'elle possédait. Elle était née en France, connaissait le français comme sa propre poche et ne souffrait pas du complexe canadien de la langue. Elle était auréolée, un véritable scarabée sorti de terre, sombre comme le ciel qui inonde les étoiles. Lui, par contre, toujours hésitant, rivait son regard au sien à la recherche d'une affirmation. Il s'en remettait à elle, tel un papier pelure. Maîtresse dans l'art du subterfuge, elle changeait d'identité et se glissait sous la physionomie d'homme pelé d'Hervé pour faire passer une voix de marionnettiste qu'elle rendait grave et terne. À défaut de talent, elle entretenait un besoin fou d'attention. Un jour à force de projecteurs et d'amour de l'avant-scène, elle piqua une crise de frénésie qui frisait la folie. Elle voulut s'emparer de la pomme rouge d'Hervé. Pour la première fois, celui-ci réagit violemment, mais il savait qu'il ne pouvait presque plus la retenir. La pomme brillait et envoyait ses scintillements au gré des mouvements de la main qui souhaitait désespérément la garder. Le visage mou d'Hervé, cousu et fabriqué d'illusions semblait s'effriter tel un biscuit abondamment beurré. Il n'osait pas frapper Agrippine, qui se saisit du fruit abîmé par la rage qui l'animait. Ce fut le choc pour Hervé. Il se savait vaincu, impuissant à récupérer sa légitimité. Il était brisé. Les deux visages s'unirent au grand jour, on put les voir se rapprocher, se ressembler et se défaire en convulsion profondes. À la grande surprise d'Hervé, Agrippine devint soudainement livide et s'effondra la pomme entre les dents. Pendant plusieurs années, les gens ne comprenaient pas comment elle avait pu mourir en avalant sa propre langue.