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Paul-François Sylvestre

Un art fin de siècle

Damien sait qu'Olivier reviendra au bout de deux ou trois heures. Il n'ignore pas que son amant est pris d'un besoin panique, une fois par semaine : il lui faut frayer parmi la horde de corps robustes qui arpentent la rue Church, prendre une bière aux côtés des hommes de cuir du Black Eagle, ou se rincer l'oeil au milieu d'une faune macho rassemblée au Barn-Stables. Damien ne craint pas cette sorte de drogue à laquelle Olivier s'abreuve. Il faudrait plus qu'une escapade hebdomadaire dans les bars torontois pour mettre en péril l'équilibre et l'harmonie de leur relation. Le couple vit dans un condo au coeur du Village gai, dans la ville-reine devenue mégacité.

 

Les restaurants, bars, cafés, librairies et dépanneurs sont presque tous roses et le drapeau arc-en-ciel flotte partout. Au milieu du Village un petit parc accueille les flâneurs, les rôdeurs et tous ces hommes qui promènent leurs chiens. Prospère et accueillant, le Village demeure un endroit où il fait bon afficher ses couleurs. C'est pour cette raison que Damien et Olivier ont choisi de s'y établir. Ils y vivent heureux, au sein d'une communauté animée d'une rare fierté.

 

Dix ans plus jeune que son partenaire, Olivier n'a jamais connu les affres de la clandestinité, bien au contraire. Adolescent, il ne comprenait pas toujours les allusions à sa "différence", allusions qui émaillaient le plus souvent ses conversations avec un oncle célibataire. Jeune adulte, il a vite découvert sa niche et n'a pas tardé à faire le tour des boîtes pour s'épanouir au milieu de ses semblables, y compris son oncle rencontré dans le bar d'un hôtel particulier. Aujourd'hui, au moment où il entame la trentaine, Olivier est un homme heureux qui vit avec son mec sans se poser de questions. Suis-je gai ou homosexuel ? La société m'accepte-t-elle ? L'État me protège-t-il? Damien est celui qui réfléchit aux questions d'identité, à l'acceptation de soi, à la lutte contre l'homophobie, à la revendication de droits égaux et à la suppression de lois discriminatoires. Les débats et la politique n'ennuient pas Olivier ; il préfère tout simplement vivre ses questions dans le quotidien, comme lors d'un défilé de la Fierté gaie, rue Yonge, ou en s'affichant ouvertement lors d'une réception tenue dans les bureaux ultra conservateurs de Damien. À l'heure qu'il est, Olivier s'est arrêté pour bavarder avec un copain sur les marches du Second Cup. Ce dernier l'invite à jouer une partie de billard chez Pegasus avant d'aller prendre une bière au Black Eagle.

 

Journaliste dans la quarantaine, Damien aime analyser des phénomènes comme la drague, les ménages à trois, l'adoption par des parents de même sexe. Il a signé nombre d'articles sur la sexualité et, contrairement à plusieurs de ses amis, il prétend que le sexe n'est pas l'aspect le plus important dans une relation homosexuelle. Ce serait plutôt la liberté. "Rien ne nous retient, Olivier, sauf le désir de rester ensemble. Rien qui ne soit à nous: enfants, assurances, caisse de retraite. Nous sommes libres. Nous n'avons point d'attaches. Nous n'avons que la liberté de nous aimer, de nous quitter."

 

L'union de Damien et d'Olivier repose, en effet, sur des assises originales. Certains diraient précaires, mais les deux hommes ne s'en soucient pas pour autant. Ils vivent dans la beauté d'un sentiment intense, d'une émotion chaque jour relancée par le Désir. Damien et Olivier savent que leur relation n'offre pas de repos, que leur univers ne renferme pas de certitude, que leur union ne sera jamais bâtie sur la possession de l'un par l'autre. À d'autres les calculs du mariage. Les deux hommes mènent une vie fondée sur la liberté. Leur couple se classe parmi les oeuvres d'art de cette fin de siècle.

 

Olivier vient de faire son entrée au Black Eagle où il a commandé une Labatt. Dans chaque coin du bar, un vidéo projette des images tournées dans un entrepôt peuplé d'athlètes venus étancher leur soif de virilité sur l'autel du désir sauvage. Au premier et au second étage, c'est le même spectacle en chair et en os qui s'offre : des hommes tirés tout droit des pages d'un album de Tom of Finland fraternisent gaiement. En se faufilant parmi cette meute, Olivier ne se demande pas où s'arrête le fantasme, mais bien où commence la fantaisie ?