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Dominique Millette

Brin de ménage

 

Le fond des verres entassés sur le comptoir, près de l'évier, était vert et bleu de moisissures. C'est ainsi qu'on les avait laissés pendant deux semaines de vacances. Après tout, Céline allait bientôt revenir faire le ménage.

 

Habillée de vieux jeans et d'un tablier, Céline fit la grimace. Chaque automne, même histoire: le pire moment de l'année. Caroline n'avait pas pu la rejoindre. Cette dernière, tranquille et bien rangée, prêtait volontier main forte à sa future belle-mère. Les deux s'entendaient à merveille.

Céline respira longuement avant de s'attaquer à la tâche. Le tout serait fait, terminé après aujourd'hui. Petit à petit...

 

Alors qu'elle rinçait et essuyait le dernier verre bariolé de moisissures, Céline entendit la porte d'entrée claquer lourdement: son fils Roger, propriétaire de Cybermagiq, première entreprise multimédia et design de sites Web dans tout le nord ontarien.

La porte fermait mal, grinçait sur ses gonds. Il faudrait l'ajuster.

 

Le grand propriétaire salua sa mère d'un sourire gamin et d'un bonjour rapide, d'un signe de la main. L'affection le gênait trop. Pauvre enfant, songea Céline; il est toujours aussi susceptible que lorsqu'il avait 10 ans. Ça ne valait pas la peine de le froisser ou de le déranger en lui disant qu'il la blessait. Enfant prodige sur le plan intellectuel et affaires, Roger s'était avéré incapable de braquer son formidable génie sur les questions de maturité. Lorsqu'il se sentait coupable, sa seule solution était d'éviter la situation, en attendant que tout soit oublié. Céline avait fini par accepter sa froideur. Elle était trop fière de son fils pour lui porter rancune ou se laisser vexer si fière, qu'elle ferait tout pour l'appuyer, faire partie de son aventure d'entrepreneur en herbe.

Il faudrait épousseter, passer l'aspirateur... Mais attention. Céline se souvenait très bien de l'année dernière, lorsque Roger avait carrément hurlé de faire attention près des ordinateurs. Il l'avait si ébranlée, qu'elle n'avait pas remis les pieds dans le bureau pendant un mois. Roger avait été obligé de payer quelqu'un pour la remplacer. Tant mieux. Il avait appris à l'apprécier un peu plus. Seulement, il oubliait vite, parfois.


Et pourquoi faisait-elle le ménage, après tout? La routine avait commencé en catimini. Au début, lorsque Roger avait acquis les locaux deux ans plus tôt, il avait bien fallu l'aider à tout emménager, à défaire les boîtes, à ramasser les débris. Puis, après quelques semaines, Céline n'avait pu s'empêcher de constater le désordre. Elle avait eu honte. Sachant que Roger inviterait des clients potentiels au bureau, elle avait voulu faire un brin de ménage, sans mot dire.

 

Roger avait été si reconnaissant... Une semaine après l'autre, il parlait du commerce et des longues heures qu'il devait passer à l'ordinateur, ou chez des clients ou à s'occuper de comptabilité... et le ménage qu'il fallait bien faire, qu'il ferait plus tard, lorsqu'il aurait le temps. Et avant que ce << plus tard>> n'arrive, Céline avait été là, à tout nettoyer.

 

Roger, son fils unique. Il fallait bien l'aider un peu. Il était si occupé, après tout. Cher enfant.
Cette semaine, cependant, Céline avait remarqué du nouveau. Un classeur. Un autre pupitre. Trois boîtes scellées sur le sol. Que se passait-il? Et pourquoi était-elle toujours la dernière à le savoir?
Encore la porte... Cette fois, une jeune femme entrait. Cheveux en bataille, habillé en jeans et en vieille chemise, elle paraissait très sûre d'elle, tout en laissant l'impression d'être trop distraite pour faire attention à ce bas-monde.


Céline esquissa un sourire. C'était le portrait de Roger, au féminin. Ou presque: l'assurance de surcroît.
La jeune femme avait sur l'épaule un sac assez lourd, qu'elle déposa sur le pupitre visiblement soulagée du débarras. Elle aperçut Céline et l'observa comme en émergeant d'un profond sommeil.
- Salut. J'm'appelle Annie. C'est moi la nouvelle technicienne conceptrice. Et vous?
- Céline. Mère de Roger...
- Ah, ouais?
La jeune femme pouffa de rire.
- Hé, Roger! Ta môman vient tout nettoyer chez toi?
Piqué au vif, Roger fronça les sourcils et ne répondit pas. Céline se sentit rougir. Elle riposta:
- Ça m'fait plaisir, d'aider mon fils. Y travaille assez fort comme ça.
Déroutée, Annie batta en retraite.
- C'tait juste une farce, là. Chu un peu raide, des fois... J'trouve ça l'fun, de voir la famille du monde au bureau... Vous voulez du café, madame?
- Céline, voyons. Oui, j'en prendrai. Ça m'fera du bien. Deux sucres. Deux laits. Merci!

 

Se faire servir, pour une fois: l'expérience était nouvelle pour Céline, sauf dans les restaurants. Roger, de son côté, ne lui avait jamais offert le moindre rafraîchissement. Sans doute, il tenait pour acquis qu'elle pourrait faire comme chez elle. Céline prit le temps de s'asseoir et de déguster son café.
Le gros du ménage était fait; et d'ailleurs, il faudrait attendre que les boîtes soient complètement déballées... ce qui risquait de prendre du temps, vu les façons de la nouvelle employée. Céline l'observa en silence, alors qu'Annie extirpait quelques fournitures essentielles à son travail. Bientôt, calepins, livrets, disquettes, CDs, calculatrice, règles, effaces, crayons et stylos furent entassés sur la surface du pupitre, à côté d'un ordinateur portatif. Annie ne donnait pas signe de vouloir ranger quoi que ce soit dans les tiroirs. Entretemps, les boîtes restaient sur le sol, remplies aux trois quarts, alors qu'Annie conversait avec Roger.

 

Le charabia des ordinateurs et du cyberespace, Céline n'y comprenait strictement rien malgré tous les efforts de Roger de lui en expliquer les éléments de base. Les octets, les méga-octets, la mémoire vive, les progiciels, logiciels, partagiciels, fureteurs, réseaux, vitesses de CD-ROM; le Shockwave, le Director... autant lui parler en chinois médiéval. Ce serait tout aussi instructif. À vrai dire, Céline ne s'y intéressait tout simplement pas.

 

Ne voulant ni blesser, ni décourager les efforts pédagogiques si enthousiastes de son fils, Céline se bornait à hocher la tête, les yeux écarquillés de pseudo-émerveillement. Ah oui? Tu dis pas? Résultat: Roger, convaincu que sa mère partageait sa manie, la citait en exemple à quiconque déclarait l'informatique trop compliquée. Cela ne la dérangeait pas le moindrement, et l'amusait même énormément. Alors que son fils s'extasiait devant le plus récent logiciel d'animation tridimensionnelle, Céline revoyait mentalement telle ou telle addition qu'elle entendait apporter à une recette tirée du plus récent Coup de pouce.

 

Drôle que son fils, sa propre chair, le fruit de ses entrailles, la connaisse enfin de compte assez peu. Voilà bien la progéniture, se disait Céline, philosophe. Les garçons, surtout: il fallait bien s'y attendre. Roger était quand même d'un tempérament plus doux que celui de son père, mécanicien et dur à cuir. C'est lui qui n'avait pas voulu faire de Roger <<une mauviette>>, comme il disait avec mépris. Roger, sensible, et surtout face aux critiques de son père, s'était renfermé sur lui-même. Aujourd'hui, il demeurait réservé. Toute sa tendresse, il la prodigait à sa fiancé Caroline.

 

Céline décida de partir faire quelques courses jusqu'à la fin de la journée. Lorsqu'elle revint, le bureau était vide. Parfait. Armée de son plumeau, elle surveilla le champ de bataille. Désastre... Les boîtes n'étaient qu'à moitié vides et la pile sur le bureau d'Annie avait grossi. Tout simplement pour vérifier son hypothèse, Céline jeta un coup d'oeil dans les tiroirs. En effet: rien. Annie était pire que les garçons. Du jamais vu. Céline secoua la tête, incrédule. Tant pis: ça, elle n'y toucherait pas. Elle avait vite appris à ne rien ranger des papiers et dossiers qui traînaient dans le bureau.
Heureusement qu'Annie n'était pas la fiancée de Roger, plutôt que Caroline; car alors, Céline se retrouverait sans alliée et sans aide...

 

La poussière s'était accumulée durant les trois semaines de vacances. Céline épousseta tout ce qu'elle pouvait sans s'inquiéter des appareils plus délicats. Puis, l'aspirateur: attention aux fils et câbles, bien entendu. Elle évitait ces recoins, ne voulant rien débrancher, puisqu'elle ne saurait pas tout remettre en place. Au moins, l'entrée serait plus propre. Le reste serait l'affaire de Roger et d'Annie.
Enfin, le ménage de fin d'été était terminé. Pas si mal. Céline ferma soigneusement la porte et retourna chez elle, éreintée.

 

La semaine suivante, Céline avait mal au dos. Elle maugréa avant d'arriver au bureau. Il fallait bien qu'elle fasse le ménage durant la journée : le soir était réservé au souper et au nettoyage à la maison. Son mari devenait de très mauvaise humeur, lorsqu'il se trouvait obligé de vaquer à ses propres besoins.

 

Caroline avait déjà trop de devoirs, à l'Université. Elle n'avait pu venir. Céline, irritée, soupira de fatigue. La faveur hebdomadaire, devenue corvée, lui pesait de plus en plus. Elle aurait voulu passer un peu de temps à faire du crochetage, activité que son mari estimait << une perte de temps>>, mais qui lui apportait beaucoup de plaisir, à elle.

 

Roger était parti chez un client. Bernard était en dehors de la ville. Restait Annie devant son ordinateur, qui lui souhaita distraitement bonjour. Puis, la jeune femme s'arrêta et se frotta les yeux.
- C'est le temps d'une pause. Ça fait six heures de suite que je travaille à ce CD de présentation! s'exclama-t-elle.
Céline souria faiblement.
- Roger est pareil, répondit-elle, s'affairant à essuyer le comptoir. Il oublie de manger, des fois.
- Manger tiens. Bonne idée! Je sors acheter un sandwich. Vous en voulez?
Comme d'habitude, Céline déclina l'offre.
- Non, non , ça va. J'ai besoin de rien...

 

Besoin de rien. Elle s'entendit parler comme pour la première fois. C'était pourtant ce qu'elle disait toujours, machinalement, sans y réfléchir. Il ne faut pas ambitionner sur le pain béni. Il ne faut jamais demander quoi que ce soit pour soi-même, seulement pour autrui... comme si les cierges de la cathédrale ou les leçons de catéchisme de son enfance la hanteraient pour toujours? Céline s'imagina la Vierge Marie, flottant un peu partout, les larmes aux yeux à la vue de Céline qui demandait hardiment un sandwich au lieu de dire non, pas la peine, est-ce que je peux vous servir... Absurde, en effet.
Annie haussa les épaules et lança sa réplique avant de partir en coup de vent:
Comme vous voulez. Moi, j'ai vraiment faim. À tantôt!

 

Seule dans le bureau, Céline se permit une grimace. Son dos. Et puis, elle aussi avait faim, après tout. Elle regretta ne pas avoir demandé quelque chose. Sûrement, Roger gardait quelque friandise dans son frigo...

 

Façon de parler. En effet, au fond du réfrigérateur, il y avait deux yogourts passés date. Une pomme, ratatinée par le temps. Quelques carottes, arborant une lèpre végétale. Il faudrait nettoyer tout ça...
Et l'armoire? Ah! Victoire... Quelques chocolats, un peu de réglisse. Pas nourrissant, mais mieux que rien.
Lorsqu'Aline revint, Céline s'appuyait lourdement contre le comptoir en mâchant de la réglisse, de façon presque rageuse, le visage renfrogné, les bras croisés.
Amusée par ce portrait, Annie l'interpella:
- Qu'est-ce qui ne va pas? Vous avez l'air prête à tuer quelqu'un!
Prise au dépourvu, Céline bégaya sa réponse:
- Ah, c'est... c'est que...
- Oui?
Les épaules de Céline s'affaisèrent. Elle baissa la tête, gênée du regard alerte et perçant qu'Annie braquait sur elle.
- J'ai mal au dos, avoua-t-elle.
- Votre fils ne vous donne pas de congés-maladie, ou quoi? J'espère que vous êtes bien payée pour ça!
- Payée? Non. C'est mon fils. Je l'aime!
Annie se croisa les bras et fixa Céline du regard.
- Vous l'aimez. Ça, c'est sûr. Mais lui, est-ce qu'il vous aime? Il vous oblige à travailler lorsque vous avez mal?
Céline n'avait jamais parlé de ses maux ou douleurs, à moins d'être alitée ce qui lui arrivait rarement. Elle balbutia:
- Il n'en sait rien. J'ai rien dit. Ça m'arrive assez souvent, j'ai fini par m'habituer...
- Ah, non! Il faut pas s'habituer à ça! Rentrez chez vous, Céline. Dorlotez-vous un peu, pour une fois! Le ménage attendra!
Céline secoua la tête énergiquement.
- Ah, non, je pourrais pas. Roger a tellement besoin d'aide. Il est tellement occupé. Il a besoin de moi...
Sur ce, Roger fit son entrée. À la vue de sa mère qui mangeait le chocolat de l'armoire, il se mit en colère:
- Eh! C'est pour les clients, ça!
Il jeta un coup d'oeil autour de lui.
- Maman, tout est en désordre! J'ai un client qui s'en vient! Vite, fais du café! Ramasse un peu! Ah, si j'avais su...
Estomaquée, Céline dévisagea Roger. Elle plaqua le chocolat à moitié entamé sur le comptoir avec force.
- Tiens, voilà ton précieux chocolat!
Elle s'empara de l'aspirateur:
- Et pis le ménage, c'est assez. Moi, j'démissionne!
Elle enleva brusquement son tablier et sortit en claquant la porte.
Sidéré, Roger fixait la porte du regard. Se tournant vers Annie, il demanda:
Mais qu'est-ce que j'ai dit de si grave?

 

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© Dominique Millette, premier décembre 1998

Remerciements au CAO pour avoir financé la création de cette nouvelle