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Lélia Young

Clin d'oeil au quotidien

Anna était exténuée, elle se précipita dans la salle de bains et, comme une droguée, courut vers son flacon de parfum, hésita et finalement préféra se vaporiser à l'eau de Rochas. Les journées étaient lourdes, coincées par les hommes qui excavaient son garage pour régler des problèmes d'écoulement d'eau. Elle et son mari Magnus avaient décidé d'agrandir la maison, qui semblait rétrécir, en rendant le garage habitable. Le chef d'entreprise et contremaître, Peter, qui était en même temps ingénieur en génie civil, avait l'air d'une méduse, on ne savait jamais trop sur quel pied danser avec lui. La bouche et les tentacules dissimulées, il surprenait par ses commentaires frôlant le racisme et par les rectifications onéreuses qu'il devait effectuer, conséquences d'une mauvaise évaluation ou d'un manque de prévoyance. Il y avait toujours quelque chose de plus à acquérir et la pompe à eau de mille dollars, qu'il exigeait, était le bouquet de l'imprévu. C'était cela ou l'inondation, leur avait-il fait remarquer. Les sommes s'accumulaient et les marchandages sans balancier de Peter aussi. Pour atténuer ces contrariétés Anna s'imaginait flotter sur des eaux marines passablement éveillées. Un murmure intérieur galvanisait ses risques. Sa propre carrière la préoccupait, mais elle se disait qu'après tout, son travail en biologie pouvait attendre quelques jours. Noël arrivait et les enfants méritaient un week-end de ski au nord de Toronto. Elle ramenait la main près de la bouche pour humer l'odeur qu'elle y avait épanchée quelques minutes plus tôt et fuir un paysage tamisé d'incertitude. Elle et Magnus manquaient d'argent et il fallait entamer le prêt de la banque. Les questions l'infiltraient comme un ruisseau creusant son lit. Cette construction était-elle nécessaire ? Une maison exiguë, cinq bouches à nourrir, plus celles d'un chien danois et d'une chatte d'aristocratie évanescente, ça coûtait cher ! L'emploi d'Anna était précaire et décourageant. Celui de son mari, vendeur d'appareils ménagers, leur permettait à peine de joindre les deux bouts. L'espèce humaine dans sa toile d'araignée la surprenait toujours et elle rêvait parfois de tout laisser tomber, de se retirer dans une ferme et de regarder les fruits germer et mûrir avant de disparaître consommés en automne. Observer leur échéance à courte durée pourrait, ainsi, l'imprégner et cultiver sa propre patience au départ. Le cycle de la nature lui rappelait ses propres gestes, sa propre finalité dans l'accomplissement des saisons et lui procurait un effet sédatif. Le goût de l'hiver se glissait en elle et l'arôme frisquet de l'air lui permettait d'échapper, partiellement, aux pensées lugubres qui martelaient son esprit, le surchauffant inutilement. Les responsabilités pleuvaient sur sa tête, il fallait faire le marché et cuisiner; son mari, lui, parcourait les routes afin de recruter des clients. Elle se demandait comment, pendant toutes ces années, sans soutien professionnel, elle avait pu travailler tout en s'occupant de la maison et des enfants. Comment n'était-elle pas devenue folle à se diviser ainsi ? Son cerveau soumis à la tyrannie de la besogne aurait pu plusieurs fois tourner à vide sans espoir de retour. Heureusement, elle se trouvait toujours là, pas trop abîmée. Elle avait appris à nager en eau trouble et son équilibre pouvait avoir l'air trop sage. Ses perspectives changeaient, elle ne voulait plus être exploitée. En tant que femme, son chemin avait été aride, jonché de contreforts et de pertes; sa santé en avait subi, à maintes reprises, un affouillement déshumanisant. Elle se sentait parfois psychologiquement invalide, ne comprenant pas les exigences requises au sein de la relativité. Y avait-il vraiment un sens ? La plupart des gens lui semblaient agir pour satisfaire un égocentrisme instinctif. "Ils boivent à satiété, puis jusqu'à la lie", se disait-elle. Elle les voyait se vautrer sur les matelats mlleux de l'avidité et s'encaver dans un sado-masochisme inconscient ou fardé. Un monde de références différent du sien s'étalait en échange d'attention. Elle le regardait atteindre un équilibre qui la soulageait, mais auquel elle ne pourrait jamais participer. Le temps l'enveloppait comme une énigme et se figeait devant ses yeux, projetant un film. L'instinct de l'espace était férocement installé de manière concave dans son for intérieur. Elle percevait la violence aux frontières des lèvres et les images terrifiantes de l'esprit perturbé, engoncées dans des mots salvateurs qui apportaient la reconnaissance. Le verre d'Anna, sans être brisé, était vide dans sa main, sa révolte rejetait la vue du sang et son bonheur refusait la souffrance. Pourtant involontairement, son regard s'enlisait dans les racines des maux, portant l'ombre de leur réalité sur toutes choses. Les habitants de l'Olympe, comme elle aimait appeler les usurpateurs de l'espoir, produisaient dans la majorité des cas des idées sans avenir, passant surtout leur temps à butiner d'une infidélité à l'autre au contact d'effleurements cutanés bercés par la tyrannie des sens. Jeu qui se mouvait dans des couloirs mués de parfums provenant d'écorces et de pétales saturés, les plus connus étant <<chanelisés>> ou <<christiandiorisés>>. Autrefois, Anna laissait, elle aussi, dans les passages étroits où elle se déplaçait, voguer une odeur de rosier sur les filets lisses de sa peau, au grand divertissement des nez de passage étonnés par ce consortium odorant sans source repérable. Malgré ces échanges délectables qui semblaient rassembler, la froideur du regard humain transperçait toute espérance et le ciel commençait à se franger aux arcades des feuillages; les mots désuets perdaient leur magie non apprivoisée et la retraite s'imposait devant l'indifférence secrète arrimée par les sourires en palissades de ses connaissances. Face aux cent yeux de la Renommée, elle sentait que l'injustice était portée comme un deuil aux divers coins de l'univers. Les habitants de l'Olympe, se disait-elle, sont au parfum, ils habitent la mémoire et nagent dans les tréfonds gâtés d'un demain qui n'a pas eu sa chance d'être. Elle croyait qu'il était déjà presque trop tard. Dans le halo d'un rêve, Anna s'amusait à penser qu'un mot, une action aurait pu changer l'odeur des mouvements pour un temps à être. Elle songeait qu'à présent, il faudrait attendre, un autre sentier avenant, une autre pulsation consciente pour recevoir la senteur des fleurs sous l'angle ocré souhaité d'une bruine ensoleillée. Dans son délire de persévérance, elle espérait qu'un chur de fragrance pourrait un jour, en un nouvel effort, rebuter le secret sectaire des habitants de l'Olympe et désemparer tout ce qui oserait se pointer à l'aube de l'instant pour gâcher son bouquet de mots et de gestes à extraire. Anna espérait encore que, lors de cette nouvelle occurrence, les regards reconnaîtraient la forme intérieure, qui attendait tant hier la parole informulée de l'aurore; qu'ils sauraient percevoir l'acte difficile à assumer de la conception et l'accueillir sans rejet. Par la suite, pensait-elle, des jardins insoupçonnés pourraient naître. Mais hélas, toute son activité onirique, toute son espérance de femme, ne pouvaient ramener les jours passés ni affranchir les visages qui frôlaient à présent la mort.

 

Aujourd'hui, loin du rêve, la distance oblitérait les battements de l'impasse vécue en marge et, comme les quelques aborigènes australiens passeurs d'une culture orale en voie de disparition, Anna se retirait dans la grotte d'un passé dont les jours avaient été surmontés pour faire passer à l'extérieur, sous la lueur matinale, le canevas de sa continuité. Cette année, elle le savait, elle broyait un peu de noir, elle était désarçonnée comme plusieurs personnes du milieu. Le pire avait été de voir un système archaïque, encore épouvanté par sa nature androgyne, bouleverser des existences en profitant de ses salariés et subtiliser à certains, sous des dehors apparemment propres, leur voix, les rendant inopérants pour le bien-être pressant de leur société. Elle n'était pas une plante en butte aux intempéries, elle était arrivée à l'été de sa vie, une saison de gelée royale, longue et savoureuse, un oratorio de sons, d'effluves et de couleurs qui commandait à ses pulsations et qui tendait la main au palpable. Sans hésitation elle voulait oublier ces déboires qui émergeaient loin des champs de blé et qu'elle avait la chance d'esquiver pour sentir le galbe des heures.

 

Bientôt, bien loin du vrombissement des avions qui auréolaient le ciel dénudé de crêtes de la ville, elle se retrouverait avec sa famille dans un chalet encaissé dans la montagne. Cela lui donnait la conviction d'un arrêt qui lui permettrait de respirer enfin l'épinette et l'air sec saisonnier. Dehors, malgré le fort de l'hiver, la neige était en train de fondre, les gerçures pâteuses de la terre apparaissaient et les plaisirs du ski de randonnée en famille, qu'elle anticipait, semblaient s'évanouir à vue d'il. Au début, les courtes vacances loin du bercail avaient paru improbables et tous avaient hésité devant les caprices du temps. Se morfondre dans une chambre d'hôtel n'était pas une perspective très attrayante pour de jeunes adolescents. Jusqu'au dernier moment les réservations avaient été en suspens. Finalement, les plans furent changés et les préparatifs du départ surprirent agréablement Anna. Les enfants avaient opté pour le changement d'air et le ski alpin, déclenchant un ensemencement d'énergie scandé de bruits de voix, de vêtements, de valises et de skis, le tout jeté pêle-mêle dans l'exiguïté du couloir, de quoi en dire long sur la capacité de l'espace occupé ! L'hiver dernier Magnus et Anna avaient décidé de passer Noël en famille au Québec, à Saint-Sauveur. Ils s'en souviendront longtemps. Les difficultés avaient été inverses, ce n'était pas le froid qui manquait là-bas, il avait fait moins 60 degrés Celsius avec le facteur éolien, les voitures ne démarraient plus, les carburateurs étaient en voie d'épuisement, victimes paraissait-il d'un certain fuel injection, et tout le monde souffrait d'une pénurie de dépanneuses. La famille était revenue broyée par la fatigue et l'engelure, le tableau de bord de la voiture fêlé par l'intensité du gel. Cette année, décembre avait un goût de printemps. À seize heures trente le ciel s'assombrissait déjà et les couleurs s'épaississaient sur Toronto. Il était sept heures du soir, les branchages dénudés ornaient de leurs treillis le crépuscule, et le voyage de nuit commença vers une destination encore inconnue. La température respirait tièdement, détendant les muscles qui s'étaient affairés au cours de la journée. Les trois enfants d'Anna, Hugues, Bernard et Nathalie, tonnaient finalement d'une joie jusqu'alors retenue, ils s'apprêtaient tous trois à se lancer sur les pentes bien garnies par les canons à neige; pour ce qui était du ski de randonnée, Anna et Magnus savaient qu'il ressemblerait à du ski nautique agrémenté de glace. Une heure et demie plus tard, ils arrivèrent plein d'entrain à destination. L'endroit était magique de simplicité, on aurait dit un village d'elfes attendri par la brume dissipée. Les pas se faisaient légers et les déplacements presque familiers, Anna était ravie, transformée par l'air pur de ce berceau au pied de la montagne. Elle alla chercher la clé de leur chambre, au son des Christmas carols et du crépitement de l'âtre où le bois brûlait sans âcreté, relâchant un souffle de cèdre odorant. Elle souhaitait qu'aucune tension ne vienne heurter la fraîcheur de cette nudité qui déployait un spasme de douceur sur la peau. Dans son esprit, les êtres qu'elle aimait maintenaient solidement leur place, ce sentiment apaisait sa perception et légitimait son bien-être. Le lendemain matin, Nathalie, munie des skis de fond de son père, décida de s'essayer avec sa mère sur les pistes si convoitées. Ce jour-là, même le père Noël empli d'enthousiasme ne parvint pas à préserver les tracées sur la neige. Elles l'aperçurent barbu, bien portant et habillé, comme de coutume, de son habit rouge bordé de blanc. Cet alchimiste des glaces fit naître en vain chez elles l'espérance puérile d'un pouvoir magique, << Merry Christmas!>>, lui lancèrent-elles un peu démunies. Puis, elles prirent leur courage à deux mains et décidèrent de s'aventurer sur l'étendue désemparante. Il avait fallu, tout d'abord, engager la voiture dans la boue avec l'espoir de voir cette mélasse disparaître plus haut. En sortant de la voiture elles échangèrent quelques mots avec une jeune femme venue du Tennessee à la recherche de neige sur les parcours boisés à basse dénivellation, son compagnon était resté prudemment replié dans leur familiale, trop inhibé par cette déconfiture. Aucun animal sans queue ne se profilait à l'horizon, les sentiers étaient dépeuplés et nulle présence commerciale ne réclamait les droits du fief. Tout semblait gratuit et les bois s'offraient à elles sans réticence. Anna pensait à son chien, resté à la maison à cause d'un no dog policy. S'il était parti en vacances avec eux, il aurait pu jouir de sa liberté sans que personne ne vienne troubler ses jeux.

 

À l'affût de la neige tendre, Nathalie et Anna chaussèrent leurs skis et se risquèrent sur une surface qui annonçait les teintes de sa complexité. Mêlés au goût des mouvements réchauffés et des poumons bien remplis les rires d'étonnement jaillissaient sans amertume à chaque brusquerie du terrain. Les plaques de glace rendaient le trajet difficile et les remontées presque impossibles. Anna se retrouva souvent la tête plongée dans un mélange de cristaux et d'eau, humant la neige frappée par la réverbération du soleil. Pas une seule fois Nathalie ne montra de mauvaise humeur ou d'hostilité, son plaisir avait été total. La reconnaissance de ce bonheur flottait sur le visage d'Anna, rajeuni par l'énergie de sa fille. Un clin d'oeil au quotidien émergea de ses yeux, inventant une expression de complicité au ciel. Une heure et demie d'essai s'écoula ainsi, motivée par la saveur de l'air ambiant, avant que toutes deux ne retournent au condominiun de l'hôtel où, curieusement, personne ne se montrait dehors. Après un dîner nécessairement frugal, budget oblige, la nuit se mit à tomber sur l'épaisseur des cèdres animée par les lumières du village puis, lentement, aux roucoulements des heures qui avançaient suavement sur l'inertie du sommeil, elle s'affaiblit pour cesser et disparaître au désir des premiers rayons du jour.

 

À son éveil, Anna pouvait admirer de sa fenêtre le panorama montagneux d'un blanc immaculé qui saisissait sa vue. Des canons à neige avaient travaillé toute la nuit pour préparer les flancs du lendemain. Midland Heights garantissait la qualité, <<We garantee 100% snow coverage on all our open runs...If you are not 100% satisfied, we'll cheerfully refund your money>>. Bien sûr, l'endroit ne répondait de sa neige que sur les pistes balisées à grande inclinaison. Cette journée de Noël, les pentes bordées de bouleaux dénudés tranchaient dans le bleu pâle. L'année se terminait docilement comme le glissement des skis alpins sans heurt sous un soleil radieux. Anna était heureuse, elle aurait voulu étendre sa vie dans ces secondes d'existence pianotées par les rayons dans un parfum de silence. Elle se trouvait, à présent, presque seule à l'intérieur d'un restaurant , The Go West Grill, réchauffé par l'effet de serre des vitres et la cuisson des mets. Devant elle, l'étendue blanche découvrait les remonte-pentes qui dévalaient les hauteurs en même temps que les skieurs. Le serveur vint lui demander ce qu'elle désirait consommer au moment même où elle se demandait ce qu'elle allait manger. Indécise, elle le pria de revenir quelques minutes plus tard. Il était midi et à quinze heures la journée devait être couronnée d'un dîner au Silks Dining Room.

 

Le menu n'offrait pas grand-chose. Le Go West Grill mettait des morceaux de saucisses et du bacon dans presque tous les mets proposés et Anna ne mangeait ni buf ni porc par conviction personnelle. Elle ne s'en trouvait que mieux ainsi. Dans l'établissement les odeurs se mélangeaient. Le parfum sardiné de la salade César se mêlait, non loin d'elle, à une forte émanation d'huile d'olive et d'ail. Les grillades se faisaient à l'arrière sur un comptoir surchargé et les toussottements étouffés de la braise, aux points de tangence du gras qui s'y déposait, lui parvenaient avec de faibles bouffées de viandes assaisonnées.

 

Le silence du début s'affaissait lentement sur le froissement d'un papier dans les mains turbulentes d'un enfant de trois ans. Rutilant de plaisir, il décida de jouer avec les épices qui étaient à sa disposition et de s'en donner à cur joie. Pendant ce temps-là, ses parents semblaient soucieux et absorbés par une discussion importante. Anna le voyait plein d'élan s'occuper à mêler le poivre au sel dans un verre d'eau en y ajoutant, de surplus, la sauce à l'abricot qui aurait dû sucrer ses croquettes de poulet. Cela lui rappelait le bonheur que prenait, au même âge, son fils aîné à ce genre de divertissement. Cette fascination pour le mélange des substances aromatiques et des sauces qui s'empare des jeunes enfants l'avait toujours séduite. Un picotement d'odeurs s'empara d'elle et son regard s'orienta vers le sapin fraîchement coupé, orné de boules et de lumières enguirlandées. Cette image majestueuse de l'arbre séparé de ses racines l'angoissa. Brusquement, elle rapprocha la main de son visage pour retrouver sur sa peau l'eau de Rochas, dont elle s'était auparavant humectée, comme point de repère dans cette multitude d'exhalaisons odoriférantes. Une serveuse arriva à son appel, le garçon qui devait la servir semblait l'avoir oubliée. Elle commanda une salade grecque qui survint presque aussitôt accompagnée d'un claquement d'ustensiles. Le restaurant s'était rempli de gens et les voix s'élevaient à l'unisson au rythme des mandibules affamées. Retranchée sur sa chaise, Anna laissait ses sens s'imprégner de cette série de séquences juteuses. Aucune intrigue ne se déroulait sur ce tableau de passage. On pouvait voir un homme qui arborait de loin un sourire de patience à un enfant qui répétait inlassablement Daddy, Daddy... Il se déplaçait aussi rapidement que possible dans ses bottes de ski alpin pour écourter les cris du petit. Visiblement mal à l'aise, il subissait le tangage de ses bottes; elles donnaient sans pitié l'allure d'un dromadaire à quiconque s'aventurait hors des pistes. Anna était spectatrice, elle avait un sentiment de solitude dans une foule bruyante rassemblée par des besoins organiques. Depuis quelques mois, elle était rarement seule à la maison ou ailleurs, toujours prise par une discusion ou une responsabilité quelconque. Aujourd'hui en ce lieu, personne de proche n'était présent pour interrompre sa nouvelle occupation. Son nez à l'odorat aiguisé s'affairait aux condiments qui abondaient à l'entour. Le monsieur à sa droite mangeait des spaghettis et des spareribs. Les odeurs des pâtes et de la viande lui parvenaient en alternance, fixant son esprit sur les plantes qui leur avaient légué une senteur agréable. Le rappel du goût de la sauce tomate lui permettait de se délecter des effluves de basilic et de thym alors qu'elle engouffrait dans la bouche un presque inodore morceau de laitue. À ce moment précis, un vieil homme de taille haute vint interrompre sa concentration. << Can I borrow your menu?>>, lança-t-il sans politesse, manquant de l'étouffer au moment où elle s'apprêtait à entamer le processus de la mastication. Elle ne pouvait répondre à cette étonnante requête la bouche ouverte pleine de salade et le nez encore humide de son contact. L'initiative était fort importune. Anna se débrouilla tant bien que mal et, après une réponse gênée et ânonnée, le vieil homme changea de table avec sa femme. Soulagée, Anna se remit à démêler les parfums des goûts de sa salade. L'olive n'avait pas l'odeur qu'elle lui connaissait habituellement, elle devait provenir d'une boîte de conserve, d'un "boîtage" comme elle aimait dire, et portait en elle les molécules aseptisées de ce que les Anglais appellent les preservatives, une odeur hydrogénée à couper l'appétit. Le French bread qui accompagnait son assiette lui déplaisait aussi; son arôme était fade et lessivé. Anna décida de le tremper dans son assaisonnement d'huile d'olive, d'ail et d'oignons auréolé de vinaigre pour intéresser ses papilles désenchantées. Ses yeux ne s'éteignaient guère, elle buvait tant qu'elle pouvait ce moment qui lui était consacré, s'éloignant ainsi des méandres irrésolus de sa vie et des railleries du quotidien. Elle savait reconnaître et apprécier la juste mesure, mais n'avait pas le temps de la trouver, son rythme était souvent brisé, mais elle résistait, ne voulant pas devenir le dindon d'une farce.

 

Elle et Magnus divergeaient extrêmement, leur manière de penser et de vivre les opposait. Il était suédois et elle, italienne. L'anglais, qui leur permettait de communiquer, était leur langue seconde. Les malentendus s'étaient accumulés au gré des ans et tous deux s'étaient découverts irritables et différents. Leur union tenait le coup grâce aux enfants. Elle ne faisait pas de concessions et lui s'avérait déroutant et têtu. L'aimait-elle ? L'aimait-il ? Après tant d'années de boulot et d'abnégation, elle ne se souvenait même plus de l'homme qui l'avait autrefois séduite et amenée au mariage. Cet après-midi-là, en attendant ses enfants si bien accordés aux pentes de ski, elle commanda un morceau de tarte aux pommes qui respirait la cannelle, le tout rehaussé d'une boule de glace parfumée à la vanille. Seulement quelques minutes la séparaient de son dessert, quelques minutes où elle prit le temps de s'enfuir dans les images qui l'entouraient et qui tapissaient son esprit. Ces images lui permettaient de s'oublier avec plaisir pour devenir autre et décoller. Tandis qu'elle rêvait d'un sillon encore inconnu, le bois de la cheminée séchait l'humidité des lieux et les odeurs s'enlisaient, acides et sucrées dans la boiserie. Finalement, Magnus et les enfants entrèrent, le corps trempé et usé par l'effort. La tarte arrivait à point et miroitait dans les yeux des adolescents qui rugissaient de faim. Anna retourna à son pli quotidien, sans être faux il était coriace dans ses exigences. Retrouvant le contentement de sa borne, elle livra sa tarte aux bouches affamées tout en effectuant avec peine le rapatriement de sa fourchette.

 

Les images finirent par se dissiper, imprégnées d'épices et de paroles avalées. D'autres arrangements allaient survenir, abrégeant les reflets d'un élan uniquement permis aux oiseaux migrateurs. Anna se prit en main comme à l'habitude, elle tira son petit flacon de Rochas, s'enduisit discrètement quelques gouttes sur le poignet gauche et respira profondément pour bien gonfler ses poumons. C'était grâce à ce bouquet d'essences rassemblées que les fleurs voyageaient dans sa vie, édulcorant l'immobilité qu'avaient incarnée un jour leurs pétales. Magnus, rougi par le froid de la montagne, la regarda faire, les yeux imbibés d'espoir.

 

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* Nouvelle parue dans XYZ, No 44