HOME to Lélia Young

Dominique Millette

Déclic

 

- Bertrand? C'est pour toi... Important!

 

Louis tendit l'appareil au photographe-propriétaire. Les revues spécialisées et les associations professionnelles traitaient Bertrand Lamarre de Karsh en devenir. Autour d'eux, les murs étaient tapissés de prises de femmes, sujet préféré de Bertrand ­ blondes, brunes, rousses, en bikini ou en rien du tout.

 

Au téléphone, Bertrand grogna son assentiment.

 

- Catherine Mirabel? Oui, oui, je connais. Quand ça? Hmmm... Cet après-midi? Vous donnez pas beaucoup d'avis! Attendez un peu.

 

Bertrand couvra le récepteur, les yeux ronds d'émerveillement. Louis lui envoya un large sourire. Catherine Mirabel était un des mannequins les plus célèbres du monde.

 

- Louis, va chercher mon agenda. Vite! chuchota-t-il.

 

L'assistant se précipita sur le pupitre. Bien en vue, l'agenda traînait sur une pile de photos 8 x 10. Deux rendez-vous étaient indiqués cet après-midi là.

 

Bertrand y jeta un coup d'oeil et lança des ordres avec un débit de mitrailleuse :

 

- Tu t'en occupes tout seul, O.K.? Ça prendra un peu plus de temps, mais pas tellement. Tu changes le deuxième rendez-vous à 16 h. Contretemps. On comprendra.

 

Louis hocha la tête. Tout était clair : adresses, numéros, noms de clients. Bertrand reprit la parole au téléphone :

 

- Bon. Vous avez de la chance : on pourra vous accommoder. Seulement, ça sera un tarif spécial... Ça va? Parfait.

 

Sitôt l'appareil raccroché, Bertrand glapit de triomphe.

 

- Catherine Mi-ra-bel! T'entends ça, mon Louis? Ça fait des mois que j'attends un appel comme celui-là!

 

On l'attendait au lobby du Hilton : vite, les objectifs, les filtres, les trépieds, les paravents pour la lumière, les deux caméras 35 mm. Film ­ du 100 ASA; non, du 25... Beaucoup de lumière ­ où donc étaient les lumières les plus fortes? Voilà...

 

Habillée de vison, Madame Mirabel était resplendissante. Elle lui fit un clin d'oeil complice. Bertrand répondit en souriant. L'agent fit les présentations et se tourna vers Bertrand :

 

- Vous comprenez, la discrétion avant tout? Deux des photographes embauchés le plus récemment ont fait preuve de mauvaise foi et ont envoyé leurs épreuves aux tabloïdes ou à d'autres revues. Nous avons été obligés de les racheter à prix fort. Nous sommes en procès actuellement. Nous tenons à éviter une reprise. Il faudra signer une entente; et les dommages sont indiqués en cas d'infraction...

 

Bertrand haussa les épaules.

 

- Pas de problèmes! Vous pouvez compter sur moi.

 

Il jeta un coup d'oeil au jargon. Rien d'exceptionnel.... sauf la revue : connue pour la nudité. Encore mieux, se dit-il. Pour une fois qu'il aurait la permission. Ironie : Il y avait ce cas, toujours en appel, qu'il défendait contre un autre mannequin, Guylaine Leblanc. Photos obtenues sans autorisation. Elle venait du même coin que Catherine. Heureusement, cette dernière ne partageait pas les scrupules de sa voisine. Tant mieux!

 

La séance de photo allait avoir lieu dans une des meilleures chambres de l'hôtel.

 

Étendue sur le lit, Catherine semblait tout à fait à l'aise. Elle maîtrisait à fond l'art de séduire. Bertrand s'y donna à coeur joie. Il lui semblait ­ était-ce son imagination qui lui jouait des tours, ou l'art du modèle, plutôt ­ que le mannequin cherchait à l'envoûter personnellement. Lui : Bertrand. Et pourquoi pas, se dit-il... Il était bel homme, encore jeune, avec tous ses cheveux et toutes ses dents, en parfaite forme physique grâce à sa passion de la natation, du canotage et du ski.

 

Peu de femmes résistaient à Bertrand; raison, d'ailleurs, qu'il était encore célibataire, à 34 ans. Pourquoi se marier, lorsqu'il avait toujours le choix? Malheureusement, réfléchit-il, peu de femmes comprenaient le principe de la polygamie naturelle... Dommage. Sûrement, quelque part, il trouverait les femmes idéales : peu ou pas jalouses, autant que complaisantes?

 

Entretemps, il perdait invariablement ses amantes, lorsqu'une après l'autre, elles découvraient ses fréquentes infidélités. Même lorsqu'il avertissait, lorsqu'il était sûr d'avoir trouvé la femme << ouverte d'esprit >> qu'il cherchait, la relation se transformait en quasi-domesticité. Alors, il la fuyait.

 

Amoureux ? Bertrand l'avait été, à plusieurs reprises... Jamais très longtemps d'une seule femme, cependant. Surtout : il gardait son sang-froid. Ne jamais perdre la tête. Ne jamais tout donner. Ça ne valait pas la peine. Il avait trop entendu les histoires d'horreur de ses amis divorcés, alors qu'il leur offrait toute sa sympatie. Non, ce genre de complication n'était pas pour lui.

 

Et Madame Mirabel? La rumeur la voulait liée à tel comédien, puis à tel chanteur la semaine suivante. Elle ne paraissait pas avoir jeté son dévolu sur un homme particulier. Raison de plus pour espérer quelque chose?

 

L'agent, jusqu'alors occupé ailleurs, revenait dans la pièce. La session était terminée. Catherine s'habilla devant Bertrand en une parodie de strip-tease à l'envers. Très aguichante. S'étant maîtrisé avec effort tout au long de la session, le photographe se sentit réagir. Visiblement. Coquette, le mannequin le regarda les yeux en coulisse, en souriant, fière de son effet. Profitant de ce que l'agent avait le dos tourné et l'oreille collée à son téléphone cellulaire, elle s'approcha de Bertrand et lui chuchota à l'oreille.

 

- Dis, tu veux répéter la session... dans ma chambre à moi?

 

Bertrand exhala lentement. Du calme. Nonchalance : ne pas perdre le contrôle.

 

- Tout de suite?

 

Elle fit signe que oui et lui prit la main. Et l'agent? Parti.... Sans doute, il rappellerait? De toute façon, tout était signé. Il n'aurait qu'à lui envoyer la facture. Avait-il bien la carte d'affaires, le numéro? Il fouilla ses poches, machinalement... ce qui ne fit qu'aviver son érection, au grand plaisir apparent de Catherine. À plus tard, la facture.

 

La chambre de Catherine était dans le même hôtel, et presque aussi luxueuse. Catherine fit semblant de lui forcer les bras derrière le dos. Bertrand joua le jeu. Elle voulait faire la maîtresse? Pourquoi pas.

 

Elle le jeta sur le lit et poussa le visage de sa conquête contre son sein droit. Il lécha goulûment la mamelle qui lui était offerte. Puis, elle l'enfourcha et lui fit l'amour avec une force déchaînée. Impérieuse, elle voulut lui faire lécher ses orteils et ensuite, l'anus. Il s'exécuta, ravi de l'inusité de la chose dans sa vie sexuelle pourtant assez variée. Puis, elle fit mine de le gifler ­ ou était-ce une tentative? Qu'importe : il attrapa son poignet au vol. Reflexe.

 

Bertrand répondit à toutes ces avances avec enthousiasme. Rare, une telle initiative, songea-t-il une fois repu. La plupart des jolies femmes qu'il avait goûtées s'attendaient invariablement à l'amant &laqno; Superman » qui comblerait tous leurs désirs... ou, pire encore, feignaient la volupté qu'elles ne ressentaient guère. Il avait connu assez de femmes pour le savoir. Mais Catherine... Quelle différence!

 

Celle-ci soupirait langoureusement, s'étirant les doigts et les orteils. Puis, elle sauta du lit et s'empara de la caméra.

 

- Il y a encore du film dedans?

 

Bertrand sursauta :

 

- Hé! Attention à ça ­ c'est délicat!

 

Catherine fit la moue.

 

- Voyons, je peux pas prendre une petite photo?

 

Sur ce, elle se mit à prendre une photo après l'autre de Bertrand, nu, l'air contrarié, le drap entortillé autour des jambes alors qu'il s'élançait vers elle pour lui enlever le précieux appareil.

 

Catherine éclata de rire. D'un geste si rapide qu'il s'aperçut à peine de la transition, elle lui remit l'appareil entre les mains.

 

- Tiens, va. J'pouvais pas résister à la tentation.

 

Puis, elle l'embrassa et se rhabilla en un tournemain.

 

- J'ai rendez-vous, chéri. C'était très bien. Ciao!

 

Elle agita la main en une parfaite imitation d'une visite royale et disparut de la chambre.

 

Bertrand secoua la tête et se frotta les yeux. Déjà? Il examina l'appareil et poussa un soupir de soulagement : pas de pellicule. La vue de Catherine l'avait distrait. Il avait donc terminé le rouleau, lorsque l'agent était revenu. Rien de gaspillé : tant mieux.

 

De retour chez lui, il vida son sac afin de tout ranger... et ne trouva pas les pellicules. Pris de panique, il fouilla sa voiture, puis retraça ses pas de l'hôtel à la chambre de Catherine. Rien. Il questionna le gérant du personnel : vous n'auriez pas vu des cylindres de pellicule? Il se mit à soupçonner les femmes de ménage, les chasseurs... qui auraient tous pu en profiter, après tout. Que faire? Et cet agent qui ne rappelait pas : ne voulait-il pas les photos? Le numéro de Catherine... il ne l'avait pas demandé, elle ne l'avait pas offert, il ne pouvait quand même pas demander à l'agent, qui sans doute se faisait poser la question trop souvent déjà ­ et surtout, il ne pouvait avouer qu'il aurait pu perdre son précieux chargement.

 

Trois jours plus tard, le téléphone n'avait pas sonné, ni au bureau, ni chez lui. Mystère. Tant mieux, se dit Bertrand, quand même vexé d'avoir bafoué une telle occasion. Il enfila son veston et sortit déjeuner. Quelques filles au passage le fixèrent du regard et pouffèrent de rire. Interloqué, il s'arrêta devant une vitrine, s'examinant le visage... puis, vérifiant sa braguette... non, tout était en ordre. Quoi, alors?

 

C'est en se tournant pour continuer son chemin qu'il vit la raison de leur hilarité : on avait collé sur le mur une série d'affiches de photos de lui, nu, avec un seul message : <<  Ça, c'est le salaud qui a pris les photos de mon amie Guylaine. >>

 

---------------

© Dominique Millette, premier décembre 1998

Remerciements au CAO pour avoir financé la création de cette nouvelle