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Lélia Young

Le bal manqué

Un bruit retentit en plein milieu de la salle de danse du Melchior. Christophe inaugurait un tango avec Claudette. Après quelques secondes de stupeur, il s'affaissa au beau milieu du plancher, il semblait sans vie. Claudette ne comprenait pas. L'orchestre ne s'était aperçu de rien, la musique persévérait, la salle était bondée. Les couples continuaient à danser. Aucun cri ne perturbait l'atmosphère. Personne ne parlait. Le grand corps maigre de Christophe reposait inerte, pas une tache de sang ne semblait transperçer. Claudette le laissa là, la colère masquant son frêle visage maquillé. Même ceux qui entendirent l'éclatement du son n'avaient pas saisi la gravité de la situation. Personne n'imagina le coup de feu.

 

Le tango avait transformé les danseurs. Leur nombre augmentait et les têtes formaient un nuage qui s'épaississait. Hypnotisés pas le rythme, ils faisaient leurs pas autour du corps affalé. La frénésie continua et Christophe fut finalement refoulé au fond de la salle.

 

Je me trouvais à l'autre extrémité. J'essayai de me frayer un chemin parmi la foule des danseurs en délire. Mais comme un bouchon en liège, je me sentais flotter loin de Christophe. Le tango ne cessait pas, je ruisselais de sueur, prisonnière des mouvements d'un cauchemar. J'avais vu Séléna tirer son révolver, ses yeux ne recelaient nulle charité. Elle avait toujours voulu être portée au pinacle; mais ce jour là, la haine semblait avoir remplacé l'ambition qui l'habitait. J'essayai de lever la voix, mais elle fut étouffée par l'orchestre. Bientôt, épuisée, mes genoux cédèrent. Les minutes semblaient devenir des heures, et mon corps bousculé fut acculé à terre vers le fond de la salle. Couchée, sur un plancher vibrant de bruit, je pleurais de rage. Christophe était là, les yeux grand ouverts, il me regardait désorientée. Il se leva, me lança un regard dédaigneux, et s'éloigna, tel Achille au pied léger. Le tango prenait fin et j'étais démontée. Les questions et les images se bousculaient heurtant mes tempes. Sans reprendre encore entièrement contrôle de moi-même, embarrassée par le leurre de mon angoisse et l'incohérence des faits, je fis l'effort de me mettre debout avec le désir de quitter ce lieu à jamais.

 

Séléna était là, le révolver braqué sur moi. Je la connaissais depuis longtemps. Elle avait toujours fui et nous n'avions jamais pu nous entendre malgré nos discussions. Tout demeurait malheureusement vide entre nous. Une sorte d'hypocrisie malsaine l'habitait et me hantait. Je la sentais constamment loin, comme si un mur impalpable nous séparait, et pourtant, elle arrivait à me faire croire le contraire. Quel intérêt pouvait-elle bien trouver en moi? J'étais si difficilement exploitable, et de surcroît, dans mon passé pouvait résonner un tambour fait de terre cuite et de peau tendue, un amour de la simplicité reliée à la modestie du terroir africain. Mon horizon a toujours été humblement mathématique, sans fard pour dissimuler l'aspérité des jours. Notre situation me rendait malade, car j'étais attirée par elle. Ce qu'elle fuyait semblait follement m'aimanter. Enfin, je ne connaîtrais jamais le mystère de ce monde étrange qui l'obsède et qui aujourd'hui me lance son dernier mot. J'avançai la main pour détourner son arme. "J'ai compris", lui dis-je, "ne me cherche plus!" Elle me laissa partir, sans pouvoir supprimer notre différence. L'arme tirée avait fini par atteindre sa cible. C'était donc moi qu'elle visait. Une brèche sur une lame d'acier venait d'avoir lieu. Une soufrière intérieure semblait maintenir mon corps dans une étuve. Une fois à l'extérieur du Melchior, je fus agréablement surprise, un vent léger et frais vint, comme un baume, sourire à mes pores. Y avait-il eu détonation?

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* Nouvelle parue dans Virages, No 2, Toronto 1998, pp. 89-90.