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Lélia Young

Topaze

La mort comme un outrage à l'équilibre est venue me faire vaciller. Salamandre obscure virevoltant dans le vol des corneilles alarmées. Des cris à n'en plus finir sur le fond de l'hiver qui allait s'étendre cette nuit-là. Elle n'est pas rentrée malgré l'abîme de mes appels et l'espoir de la revoir le lendemain matin, comme d'habitude, après ses escapades nocturnes. Ce soir-là, j'avais tant à faire et je me tranquillisais tout de même comptant sur son ingéniosité.

 

La mort frappe et apporte la paix au voyageur du départ, mais pour ceux qui restent, la mémoire creuse les entrailles, gruge le passé, entérine les jours et abreuve la culpabilité. J'ai décidé d'écrire, de confronter le malheur, de lui donner la dimension de sa chasse, pour moi qui ne l'ai jamais aimée comme sport, mais qui l'ai toujours respectée comme activité de survie.

 

"Non", me répétais-je, "je ne te laisserai pas tomber, ma chasseresse invétérée aux griffes acérées". Ce sont les mots qui étaient inscrits au burin invisible dans mon être. Tu le savais peut-être malgré ton jeune âge et ma présence presque imperceptible, tu le savais probablement mieux que moi. Est-ce cela qui t'a donné la force de te croire invincible et d'arpenter les terrains de la chasse vers l'impossible? Je te regardais comme un bouton de fleurs se développant dans ses instincts, t'enseignant graduellement à petites doses nos normes humaines tout en comprenant l'étendue des compromis nécessaires pour ton assouvissement. Notre affection semblait te protéger de tout danger et te nommer Retour. Nous nous comprenions si simplement. Des yeux intenses, d'un jaune clair de pétale matinal, t'habitaient et parlaient la langue de tout souffle. Un triangle blanc, comme un rideau, les partageait entre l'ombre et la lumière pour descendre le long de ta poitrine parcourir ton petit ventre et le bas de tes pattes. Dans la nuit, tu gambadais éclairée comme une luciole géante couverte de joie et d'air frais. Tu apportais un vent de grâce qui faisait disparaître l'exil dans la naissance du moment, une coupure avec toute répétition. Sans t'en apercevoir, tu posais de nouveaux jalons et plantais des racines tant ta beauté jaillissait de la nuit. J'ai fini par te croire acquise et m'habituais à ton petit règne d'enthousiasme et de témérité. Tu sonnais comme une combinaison de notes inusitées dont les sons traversaient les particules d'air et les murs, tout en faisant voyager vers leur habitation inaccessible à l'il. Ton souffle comme le mien ne s'embarrassait pas de virgules et pourtant, la vie est si remplie de véhicules fabriqués qui imposent un code à l'existence, un code dont on ne perçoit pas la nécessité naturelle. Ce jour-là, une petite virgule, l'espace d'une respiration, et tout aurait changé, la corneille aurait été évitée et la voiture se serait dissipée dans le brouillard qui allait engonçer nos rues.

 

C'était le 12 mai 1994. Un coup de fil vint changer notre vie vers 22 heures. Laz, l'ami de mon fils Amos, cherchait à placer un chaton qu'il avait ramené de Midland, région située à l'ouest de Toronto. Sa mère qui ne voulait pas entendre parler de chat, le mit de nuit à la porte, malgré tous les efforts qu'il avait prodigués. Mes enfants me supplièrent de prendre cet animal à peine âgé de quelques semaines. Il y avait belle lurette que je n'avais pas eu de chat à la maison, mais mon affection pour eux subsistait dans ma mémoire. Mon enfance avait été meublée de leurs jeux autour du néflier qui trônait dans notre cour arrière. Ils avaient alors tant déteint sur moi que mes réactions étaient souvent imprégnées des leurs. Ce soir-là, j'hésitais à cause de mon chien berger, Sheppard, dont la taille était supérieure à la moyenne. De plus, soumise au dicton populaire, j'étais convaincue que chien et chat ne pouvaient s'entendre. Cependant, sensible à Laz, que la mère avait mis dehors à une heure indue, je dis à mon fils: "D'accord, nous le garderons pendant la nuit, mais ton ami viendra le chercher demain, il devra trouver quelqu'un d'autre pour héberger son chat." Mes filles, Jessie et Susy, étaient folles de joie, alors que je dissimulais mal ma satisfaction face aux improbabilités de la réalité. Le chaton en question nous parvint finalement au grand soulagement de tout le monde, et à notre surprise, c'était une femelle pleine de cran.

 

Le lendemain, Laz ne revint pas, malgré l'insistance de nos coups de fil activés par l'impatience du chien trop empressé de s'approcher d'un animal étrangement survenu sur son territoire. Nul besoin de cacher que nous n'étions pas sûrs des intentions de Sheppard. Une chose était certaine, il n'aurait pu faire qu'une bouchée de la chatte tant elle était petite.

 

Bientôt, il devint évident que Laz ne pouvait trouver personne pour l'adoption de son rejeton. Les jours passèrent et je prenais plaisir à la cocasserie de notre condition. Il n'était plus question de donner le chaton à la Société protectrice des animaux. Il fallut prendre la situation en mains et s'en sortir avec les moyens du bord; cela voulait dire y mettre l'énergie nécessaire pour éviter le désastre et, bien sûr, comme d'habitude, c'était moi qui devais gérer le tout. De plus, la chatte arrivait au milieu des rénovations de la maison. Les meubles étaient déplacés de chambre en chambre car nous avions changé le carrelage, peint les murs et installé de nouvelles portes. Malgré l'étourdissant va-et-vient dans la maison, le chien et la chatte étaient au milieu de nos préoccupations. La chatte resta enfermée dans la chambre de Jessie pendant une semaine pleine de drôleries et de stress. Elle était adorable, malgré ses quelques puces, et Sheppard faisait le guet devant la porte fermée de sa chambre, mourant d'envie de voir de près cette grâce féline pas plus grande qu'une main.

 

Sauver une vie pour l'amour de la vie, cette petite vie on la nomma Topaze et elle savait faire le dos rond au chien qui s'approchait finalement d'elle. Il nous fallait les aider à s'apprivoiser mutuellement et éviter la tragédie d'une jalousie. Une de nos devises était de ne pas frustrer Sheppard tout en le maintenant. Il voulait à tout prix la flairer. Topaze le redoutait, car il ne montrait aucune finesse dans ses manifestations. Ses aboiements devaient lui sembler grossiers et déplacés, elle qui lançait des miaulements presque inaudibles. Après quelques jours de débat, nous étions tous à bout, la situation était intenable. Il devenait important de faire confiance aux animaux. C'est ce que l'on fit grâce aux efforts de Sheppard. Il essayait de nous rassurer alors que nous sondions ses desseins. L'enfer n'était-il pas pavé de bonnes intentions? Et Topaze, en d'autres circonstances, n'aurait-elle pas été son ennemie naturelle? Il inventa donc tout un stratagème. Afin d'amadouer la chatte, il passait à côté d'elle tout en feignant l'ignorer. Il léchait les rebords du lit où elle se trouvait et se passait la patte sur le museau en signe de caresse. Il finit pas nous émouvoir, car il manifestait une grande sensibilité et semblait être né psychologue. Notre joie atteignit son paroxysme quand il lui envoya un léger coup de langue en guise d'amitié. Un épisode crucial venait alors d'avoir lieu, ce qui nous permit de surmonter une zone houleuse au sein de nos activités. Un épisode avec l'ampleur d'un rêve qui a la force d'épargner, un rêve puissant qui apaise dans l'évanescence. Mais, ce même rêve vint plus tard marquer le jour d'une prise dans le coup de vent de la chasse, refermant quelques persiennes et ouvrant les voiles du sommeil. Tranquilles, elles s'avancent changeant les étapes de l'éveil, transformant et oblitérant la douleur. La nuit devient alors le pis-aller recherché du chagrin. Épuisée, je m'endormis pour oublier, pour chercher des forces et donner sa continuité au songe, cette continuité qui traverse le temps et qui le dessine dans nos mémoires. Topaze, Topazine, Topi, petit saut de jouvence si court dans son étendue croissante. Tu n'as pas eu pitié de moi qui fuyais l'angoisse de la mort et tu m'apportais souvent le résultat de tes assauts. Que de souris sont passées sous tes griffes juvéniles, véritable écueil de Scylla, sans qu'aucun de leurs cris n'ait suscité en toi de soupçon d'indulgence. Cruelle, l'étais-tu lors de tes combats? Il me semblait que ta faim était satisfaite lors de tes descentes à la maison et chez ton ami, le matou, Memphis, mais tu dévorais quand même gloutonnement tes proies après les avoir achevées. Était-ce par dépit?

 

Le meilleur ou le pire, c'est l'image. Elle reste ancrée, défilant ses séquences de bonheur ou de peine. Dans les cas les plus désastreux, elle devient la folle du logis au creux de l'imagination. Elle ne laisse nul espace, elle s'incruste, avec l'espoir de s'établir et de nous prendre à témoin de la réalité. Elle réussit souvent son incursion mais, la fresque à laquelle elle appartient est si tourmentée que je la situe parmi la diversité des luttes pour la vie où l'amour est toujours en proie à la cruauté et la mort. Cependant, dans ce décor d'insouciance et d'indifférence, la fleur continue de s'ouvrir au printemps, envoyant un geste à l'attente. Parfois, sans le savoir, nous allons ainsi vers son éclosion. Rien ne nous appartient, l'étendue qui semble immobile se démène sous nos yeux imparfaits et nous créons un tableau de paix, alors que derrière l'épaisseur touffue des arbres, d'autres codes existent, généralement parallèles aux nôtres et effroyables dans leur rigueur. Topaze était peut être trop jeune pour le savoir et moi trop ignorante de la vie sauvage pour remplacer la mère qu'on aurait dû lui laisser. Ces pauvres animaux, inassouvis de liberté, sont souvent traités comme des objets par la société qui les domestique. Déracinés, ils ne semblent pas s'être totalement faits à leur condition. Châtrée, castrée, dégriffée, l'espèce féline finit souvent derrière des barreaux, abritée temporairement faute de place et d'argent. Mais Topaze, incrédule et guerrière, armée par la providence, jouissait de l'espace qui l'entourait et aurait très bien pu vivre seule. Elle découchait régulièrement et prodiguait quelques caresses aux heures qui lui convenaient. Surtout, il ne fallait pas se saisir d'elle au mauvais moment car, lorsque cela se produisait, elle avait la décence de supporter notre affection sans toutefois tolérer son ingérence. Très vite, elle montra qui était maîtresse du terrain. À l'âge de deux mois elle dégringola du févier de la voisine avec un écureuil qu'elle avait eu l'audace d'attaquer; la poursuite se termina, ce jour-là, au seuil d'un fil électrique à la bonne heure de l'écureuil. Topaze signait ainsi son territoire.

 

Un soir de décembre, après une petite fête de Noël organisée par les enfants, j'accompagnais une amie de ma fille à la porte pour saluer sa mère qui venait la chercher. Avant de partir, Beth me dit d'un ton décontracté que Topaze était en train de manger la terre du bac à légumes que j'avais laissé depuis l'automne sur la véranda. En anglais, je lui demandai de me rendre le service de vérifier ce comportement anormal. Il faisait froid, je n'étais pas chaudement vêtue et il m'était difficile de voir ce qui occupait ainsi ma chatte. Soudainement, j'entendis un cri d'effroi, "Your cat is eating a rat!" lança Beth renversée. "What?" répliquai-je aussi bouleversée qu'elle. Je me penchais pour voir la chose, épouvantée par le fait même de son existence dans notre environnement. Elle avait la corpulence, me semblait-il, d'un écureuil. Je détournai la tête et laissai aussitôt passer Vaclav, mon mari, qui se précipitait dehors pour comprendre notre dégoût. Je gardais toujours mes distances, lorsque j'appris horrifiée que le rat décapité qu'elle savourait, mesurait 20 centimètres sans queue. Devant les gestes de mon mari estomaqué, la chatte n'opposa aucune résistance, tout étonnée qu'il ait voulu lui enlever sa prise. Il fallut s'en remettre et la débarbouiller avant de lui donner le bain qu'elle méritait, bain accompagné par l'éventail des notes de son mécontentement. C'est à ce moment-là, que je découvris une des gammes que pouvait émettre Topaze. Je ne pus, alors, m'empêcher de respecter ce clavier qui me révélait la réalité d'un langage surprenant dans sa richesse. Malgré mon incompréhension, j'admirais la crudité de son espèce tout en maîtrisant mon sentiment d'impuissance et de répulsion devant ce jeu de la nature, invisible à l'il naïf du passant.

 

Le cerveau se divise en maintes parcelles coordonnées les unes aux autres et l'on écoute souvent seulement celles qui soulagent sans trop angoisser, les journées étant rudes et offensives. Un matin de janvier, je me levais vérifiant, comme d'habitude, si Topaze était rentrée de son vagabondage nocturne, si elle était là, cambrée dans le panier à pain qu'elle avait choisi pour couchette. Elle y était bien endormie, ce qui me rassura sans plus, car je devais vaquer à mes diverses occupations. Vers 14 heures, je vidai le sac de sa nourriture dans son bol, il était bel et bien fini, plus un grain n'y restait. Vaclav qui rentrait à ce moment-là avec un nouveau paquet de "croquettes" pour chat se plaignait de la cherté de ces aliments. La nourriture de la chatte coûtait plus cher que celle du chien qui, par-dessus le marché, en raffolait. Cet après-midi-là, alors que je remplissais son récipient de boullettes à croquer, elle se réveilla et mangea à satiété. Plus tard, elle entendit Vaclav sortir, se précipita vers la porte et me demanda aussitôt de l'ouvrir. Malgré son impatience, je pris quand même le temps de l'embrasser, elle avait à peine 9 mois et nous la traitions tous comme le bébé de la famille. Je la laissai aller tout en la surveillant du seuil de la porte. Elle vit la fourgonnette de l'installateur du chauffage, stationnée dans l'allée du garage, elle voulut d'un bond y grimper par la portière arrière, mais après une hésitation rapide elle se ravisa, passa sous le véhicule et ressortit rejoindre un chat que l'on croyait être un compagnon élu. Je la surveillais encore car elle courait avec lui au milieu de la chaussée. Je me demandais si cela avait été une bonne idée de la laisser sortir. Elle n'avait pas assez dormi et je ne connaissais que trop bien le calibre et l'audace de ma chatte! Cependant, je finis par me tranquilliser lorsque je la vis s'élancer avec son compagnon dans le jardin de mes voisins, loin des dangers de la route. Vers 15 heures, j'entendis les corneilles hurler au dessus de la maison, à l'arrière du jardin. Elles étaient nombreuses et craillaient de manière alarmante. J'étais retournée par leurs croassements de mobilisation. Je pensai soudainement à Topaze. L'idée jaillit dans mon esprit avec la fugacité de l'éclair alors que je fixais avec angoisse l'échancrure boisée qui me séparait des voisins. La petite agitatrice serait-elle la cause de tout ce vacarme? me dis-je, un sourire fragile à peine dessiné sur les lèvres tant le tableau me paraissait critique.

 

La journée passa, se retranchant bientôt dans un froid intense. Il faisait moins 18 degrés Celsius et Topaze n'était pas rentrée. Elle avait l'habitude de découcher, mais ce soir-là, un sentiment étrange me tenait et j'essayais de la récupérer avant l'afflux massif du sommeil. Comme de coutume, pour l'attirer, je fis cliqueter le collier de Sheppard, espérant en vain la voir surgir et accourir dans le noir. Cette nuit-là, pour m'endormir, j'évitai le pire sénario, pensant la retrouver le lendemain à la petite heure devant la porte de la maison, sentant la chaudière ou le bois brûlé.

 

Il est difficile d'exprimer la perte car l'émotion bloque le souvenir. La douleur égare et entache toute perception déroutant l'individu. Topaze n'était pas revenue et nous avions chacun nos interprétations. L'idée qui m'était venue me tourmentait terriblement. Je pensais qu'elle était montée dans la fourgonnette de Marc, l'installateur du chauffage, et qu'elle était, à présent, perdue quelque part dans la région de Barry, où il habitait, ou dans celle d'Aurora, où il travaillait. Le doute pesait terriblement. Je me mis à téléphoner aux fourrières et aux Sociétés protectrices des différents endroits, il fallait les contacter régulièrement si l'on ne voulait pas rater le coche. Topaze absente nous obsédait, ses ronronnements et son indépendance nous manquaient. L'idée qu'elle était partie en lune de miel vint nous apaiser. Après tout, elle n'était pas châtrée et il se pouvait bien qu'elle ait eu envie de faire un tour des cheminées avec son jouvenceau, que l'on ne voyait plus depuis sa disparition. Entre temps, sous la pluie, je posai sur les arbres des affiches indiquant son signalement.

 

Trois jours passèrent sans l'ombre de Topaze. Le jeudi après-midi, à l'heure de la sortie de l'école, trois petites filles zigzagaient au bord de la route. J'étais pressée, j'allais chercher Susy, la plus jeune de mes filles, et m'avançais vers ma voiture située en leur direction. Je mourais d'envie de leur poser la question qui m'envahissait sans oser la formuler. Puis, me secouant, je laissai échapper le souci qui me préoccupait. "Auriez-vous vu par hasard une petite chatte noire et blanche?" J'espérais un "oui" qui me ranimerait. "Elle a disparu lundi dernier", continuai-je.

 

J'avais toujours cultivé la présence, car je n'aimais pas narguer la fatalité. Pendant que je parlais, l'angoisse me transformait le visage. Sans me regarder dans un miroir, je pouvais l'imaginer semblable à celui de mon père devant l'incontournable, ouvrant un espace intérieur se préparant à la blessure. Topaze n'était plus Topaze, elle ramenait à la surface la hantise de la perte, celle à laquelle il me faudra faire face, mes affections vieillissant et le tunnel du temps s'amincissant. La petite fille rousse me répondit tranquillement: "Nous avons trouvé un chat noir mort au bord de la chaussée lundi dernier". "Avait-il aussi du blanc sur le ventre?" demandai-je. "Je ne sais pas, c'est mon père et mon frère qui l'ont bien regardé", me répondit-elle, ressentant mon émotion. J'étais pressée mais je continuais à poser les questions nécessaires. Je pris son adresse pour vérifier plus tard l'emplacement de l'accident et continuer mon enquête. J'arrêtai soudainement d'être tourmentée pour me sentir triste, mes efforts de recherche aboutissaient enfin. Sur ces entrefaites, j'allai chercher Suzy et quelques minutes plus tard, j'étais au seuil de la porte de la petite fille rousse. Je remarquai qu'elle avait oublié les clefs dans la serrure. Je sonnai, mais elle prenait du temps pour arriver. Je désespérais quand tout à coup elle surgit, minuscule, dans l'embrasure de la porte. Je lui dis que je voulais en savoir plus sur le chat qu'elle avait trouvé. "Pourrais-je parler à ton père?" lui demandai-je. Ils revinrent bientôt tous deux et j'appris que le chat avait été trouvé étendu non loin d'une corneille près du gazon de leur propriété qui borde la route. Le prédateur et sa proie gisaient côte à côte.

 

Le vol circulaire et les cris de corneilles me revinrent à l'esprit. Je me rappelais leur vacarme et la fluidité de ma pensée à ce moment-là. La tête lourde baissée sur la larme retenue, je brûlais de désespoir. Je l'avais perdue, femelle dans toute sa force, je l'avais perdue, cette beauté sauvage d'une douceur incalculée avec l'humain et d'une férocité redoutable dans la chasse. De ses petites pattes blanches, elle aura dessiné le tracé irréversible de sa tribu. Malgré ce fait, un malheureux espoir voulait entretenir le doute au seuil de l'évidence, et je dis brisée par l'émotion: "Est-ce que le chat avait aussi du blanc sur son pelage?" Le père, la bouche lippue, ne savait me répondre, c'était son fils qui avait vu l'animal de près. Le jeune adolescent arrivait justement de l'école. Avec l'air inquisiteur, il me confirma que le chat dont it était question avait le poil long et du blanc autour du museau. Un filet de sang s'écoulait de sa bouche, il était couché sur le côté et n'était pas abimé comme certains animaux. Il pensait que le choc avec la voiture avait dû être rapide. Sa voisine, qui revenait de voyage de noces, avait télephoné au moment même de son arrivée aux Travaux publics de la ville pour que l'on vienne ramasser les corps. Je regardais, les yeux défaillants, la chaussée qui recélait son secret et l'étendue qui fut témoin de l'envergure d'une dernière chasse.

 

L'ombre d'un rêve était rapidement passé, les images tournoyaient, inscrites sur les volets de mon visage. Ce soir-là, je revis l'ami de ma chatte, celui avec lequel je l'avais crue en fugue. Mes enfants m'apprirent qu'il s'agissait de Mollie, une chatte vagabonde adoptée par les voisins du coin. Au seuil de la porte d'entrée, je revoyais Topaze me lancer son miaulement d'affranchissement, la bouche expressive d'impatience et les yeux animés d'une lumière jaune incandescente. Un bondissement dans le saut de la vie, un voyage diurne habité du silence qui fraye la nuit.

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* Nouvelle parue dans XYZ, automne 1998.