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Marguerite Andersen

Toute droite

<< Tiens-toi droite !>> disait le père à la fillette dès qu'on l'eut, à l'âge de quatre ans, sortie de sa chaise haute pour l'asseoir sur une chaise normale. &laqno;Va chercher l'annuaire du téléphone, Marie ! Assise là dessus, elle sera assez grande. Mais surtout, veille à ce qu'elle se tienne droite. >>

 

La petite Laure avait d'abord été obéissante. Comme sa mère d'ailleurs qui n'osait contredire cet ancien militaire devenu son mari. << Le dîner, avait-il l'habitude de dire, doit être un 'repas carré'. On voit que vous n'avez jamais assisté à un dîner régimentaire. Tenez-vous droites, nom de Dieu ! Puis, les coudes à la hauteur de la taille, portez la nourriture à votre bouche sans vous pencher et sans jamais toucher la table de vos avant-bras. >> Il leur donnait l'exemple, mangeait avec des mouvements de poupée mécanique.

 

Plus tard, Laure avait appris au contact des autres enfants du village qu'on pouvait se rebeller. Elle l'avait essayé. Elle ne venait plus dès qu'on l'appelait, elle refusait d'aller se coucher de bonne heure. Pire encore, elle avait commencé à mal se tenir, à table.

 

Le père se crut forcé de prendre des mesures draconiennes. Un soir, au moment de se mettre à table, la famille se trouva devant des chaises dont il avait tout simplement scié les dossiers. Ce n'était pas la peine de se plaindre, les dossiers de chaises, ça ne repousse pas. Les repas au cours desquels personne n'avait jamais été particulièrement bavard se firent donc plus silencieux encore. Heureusement que Marie faisait bonne cuisine.

 

Quand Laure a huit ans, son père la fait monter sur un poney. << Tu vois, lui dit-il, tu sais te tenir droite, tu vas devenir bonne écuyère. >> Heureuse, elle lui sourit. Elle comprend qu'il ne veut que son bien. Chaque fois qu'elle chevauche le poney venu s'ajouter aux animaux de la ferme paternelle, elle sourit, se tient droite, reçoit avec plaisir les compliments de l'homme sévère.

 

Elle veut faire de l'équitation et son père la soutient dans ce désir, qui sait pourquoi. Les bottes, le casque, une cravache en cuir, des leçons, rien n'est trop cher, il lui achète tout ce dont elle a besoin. Elle gagne des prix : rubans, rosettes et trophées s'amassent sur la commode de sa chambre, où trônent aussi des photos. Laure sur son poney, souriante. Laure durant un concours hippique. Au pas, au trot, au galop, cheveux noirs au vent, Laure se tient droite, comme son père le lui a si bien appris.

 

Finalement, il lui achète un vrai grand cheval, un cheval bai brun à l'allure douce. Laure l'aime. Laure lui dit tous ses secrets. Que son père bat sa mère, que celle-ci a peur de lui, tout comme Laure qui pourtant n'est pas capable de lui en vouloir, surtout depuis qu'il lui a acheté sa belle monture. Elle lui fait le poil tous les matins, change sa litière, lui apporte ses rations d'avoine, de foin et de son. Elle le caresse, pose la joue contre son flanc ou bien l'oreille pour écouter les battements du cur de son ami. Elle continue à gagner des courses, à ramasser des trophées.

 

Puis, un jour, c'est l'échec. Le père n'en revient pas. A-t-il trop gâté sa fille ? Celle-ci a-t-elle trop dorloté le cheval ? Il rage. Menace de vendre Comète, de ne plus jamais payer quoi que ce soit d'équestre. Debout, droite, Laure le toise.

 

<< Tu ne me fais pas peur, Papa.

 

- Ah bon ? Tu te crois plus forte que moi ? Je t'apprendrai. Tu finiras par courber l'échine.

 

- Jamais. >>

 

Elle a trop bien appris à se tenir droite.

 

Et c'est le début de la fin. Laure monte toujours à cheval, mais le cur n'y est plus. Elle a commencé à s'intéresser à un jeune garçon, Antoine. Un vaurien, selon le père, qui interdit au jeune homme de s'approcher de sa fille. Apeuré, Antoine se trouve une autre amie, moins bien défendue. Laure devient mélancolique. Finis les premiers prix ! Le père menace encore de vendre Comète.

 

Et un jour -- Laure n'a depuis longtemps rien gagné -- il exécute sa menace. Vend et le cheval et la selle. &laqno;Tiens-toi droite, gueule-t-il à sa fille, qui réussit à peine à avaler ce que sa mère lui a mis dans l'assiette, tu n'as que ce que tu mérites ! >> Ce soir-là, la tête haute mais le cur brisé, Laure, tout aussi inflexible que sa colonne vertébrale, quitte la maison, emportant seulement ses photos et ses trophées ainsi qu'une belle cravache en cuir tressé.

 

Elle est jeune, elle n'a pas de métier. Elle se fait strip-teaseuse. C'est un travail relativement facile. Elle monte sur scène, habillée d'un costume noir à paillettes, coiffée d'une perruque blonde, chaussée de bottes à talons hauts. Dans la main, elle tient sa cravache devenue, pour ainsi dire, sa marque déposée. Les affiches qui annoncent la venue de << La Belle Écuyère >> , la montrent vêtue élégamment, bottée, cravache à la main, avec un beau visage sévère qui complète la tenue. De quoi éveiller les phantasmes des plus réticents ! Elle descend de scène presque nue, mais pas tout à fait puisque les lois l'interdisent, et toujours la tête haute, le dos bien droit. À peine si elle sourit lorsqu'on l'applaudit, à peine si elle remercie celui qui lui offre à boire. On lui tend des billets de banque ? Elle les enfonce dans le haut de ses bottes et s'en va. Elle n'a pas besoin de coucher avec les clients. Si jamais elle le fait, c'est pour son propre plaisir, pas très grand d'ailleurs.

 

Ses cachets et pourboires lui permettent de maintenir un petit appartement, rue Tecumseh, où elle se cuisine de bons petits plats dont elle fait des 'repas carrés' tout en feuilletant des revues et des albums de photos. Elle n'invite jamais personne et personne ne l'invite. Solitaire, elle sait que sa vie n'est pas extraordinaire, mais, convaincue qu'elle n'a que ce qu'elle mérite, elle n'aspire à rien de mieux.

 

À quarante ans, elle trouve un emploi dans une agence de placement pour strip-teaseuses. Le patron, un Irlandais qui a vu de meilleurs jours, lui fait confiance. Laure est ponctuelle, nette et précise. Elle ne se trompe jamais en faisant les itinéraires des jeunes danseuses, elle ne demande jamais d'augmentation de salaire. Qui plus est, elle se contente de la vieille chaise en bois pourtant dure, sur laquelle elle reste assise, toute droite, à longueur de journée.

 

Le patron essaie une ou deux fois de lui offrir une sortie, elle hésite. Il l'invite à venir rencontrer sa mère chez qui il habite. Laure décline. Pourquoi consentirait-elle à faire la connaissance de la mère d'un homme qui en toute probabilité la laisserait tomber à la première occasion ? Elle est mieux de rester seule.

 

Ses parents meurent. Sa mère d'abord, puis son père. Laure hérite d'une jolie petite somme d'argent. Elle achète alors un café, rue Queen ouest, assez grand pour occuper deux serveuses qu'elle surveille d'un il sévère. Elle-même est assise à la caisse, sur un escabeau, droite et sur le qui-vive, telle une sentinelle. Quand un client vient payer sa consommation, elle lui adresse un sourire poli, sans plus. Les clients la respectent, la saluent poliment en entrant comme en sortant, fréquentent fidèlement l'établissement appelé Chez l'Écuyère. Laure aurait pu reprendre la formule de la belle écuyère, mais l'idée ne lui est même pas venue. À cinquante ans, la femme n'est pas belle, elle le sait, elle ne se fait pas d'illusions.

 

Elle continue de vivre dans son petit appartement, salon salle à manger, cuisine, salle de bains, une chambre. Un petit débarras où ranger les objets rarement utilisés. Son commerce et son compte en banque lui permettraient de prendre quelque chose de plus grand, de s'acheter une petite maison avec jardin. Mais Laure est satisfaite de son existence, ne pense pas à l'embellir. Un appartement médiocre, au troisième étage d'un immeuble gris, c'est ce qu'elle mérite. Aucune raison d'en demander davantage.

 

Le jour de son soixantième anniversaire, la pensée de sa propre mort l'envahit pour la première fois pour revenir par la suite à intervalles réguliers. Il lui fallut donc s'en occuper. Qui d'autre, sinon elle, allait faire les arrangements nécessaires ? Elle se rendit chez un entrepreneur de pompes funèbres, se choisit un cercueil, puis un emplacement au cimetière, régla d'un chèque l'enterrement le plus modeste qu'on lui offrit. Elle demanda qu'on lui livre le cercueil. L'homme s'en étonna, lui fit remarquer qu'il s'agissait d'une requête peu habituelle, mais se tut bien vite devant le visage austère de cette singulière cliente. L'objet livré et installé sur des tréteaux dans le petit débarras, Laure prend l'habitude d'y dormir. Ce n'est pas moins confortable que son lit solitaire.

 

Elle ne meurt pas tout de suite. Elle continue à gérer son café, sans jamais fléchir, même si les clients, de passage pour la plupart, lui déplaisent de plus en plus. Des hommes en jeans troués partout, en sweatshirts trop grands. Des homosexuels. Des lesbiennes. Des femmes en shorts, nombril au vent, grosses bottes de soldats aux pieds, accompagnées à l'occasion de leurs rejetons n'ayant jamais appris à obéir ni à bien se tenir. << Tenez-vous droits ! >> aurait-elle envie de crier aux enfants comme aux adultes qui se vautrent sur les banquettes et même sur les chaises dont elle aurait voulu enlever les dossiers, à la scie. Elle sourit de moins en moins, les gens oublient de plus en plus de la saluer.

 

Elle meurt. Ses employées se rendent compte de son absence. Le concierge de l'immeuble leur ouvre la porte. Dans le débarras, le cercueil noir capitonné de satin blanc. Elle y gît, raide, oh, si raide ! Morte sans avoir connu... quoi ? La douceur ? La joie ? Le plaisir ? Sans avoir aimé, vécu ? Mais ce sont des questions qui ne se posent pas. Comme toujours, Laure impose le silence.

 

Aux murs, des affiches représentant la belle écuyère et des photos montrant une enfant qui galope, cheveux noirs au vent.

 

Sur une tablette, quelques clous, un marteau. L'entrepreneur des pompes funèbres n'aura pas besoin de se donner beaucoup de mal.

 

<< Elle était légère comme une plume, dira-t-il plus tard, je ne l'aurais pas cru.>>

 

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* Ce texte a paru, sous une forme légèrement différente, dans Le Sabord (numéro 35, automne 1993) et fait partie du recueil de nouvelles Les Crus de L'esplanade (Sudbury, Prise de parole, 1998).