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Paul Savoie

Vacarme

Marc vient de quitter Aline. Elle n'en pouvait plus. Elle s'est arangée pour faire croire à Marc que c'était devenu impossible pour lui de vivre à ses côtés. Elle la désinvolte, l'insensible. Incapable de se limiter aux petites exigences du quotidien.

 

Pourtant, se dit-il, au début ils étaient tous les deux sur la même longueur d'onde. Ils recherchaient la même chose : les répétitions doucereuses, les agencements simples, comme un repas qui serait à chaque fois apprêté de la même façon, servi à la même heure, selon un rituel bien appris. Une réalité bien cernée, apprivoisée selon les mêmes attentes, la même définition de ce qui constitue le début et la fin d'un geste, d'un rendez-vous, d'une journée. La capacité d'apprécier de façon identique la valeur relative du silence, la qualité de l'assoupissement suite aux moments plus intenses. Et la petite jouissance, avec sa présence toujours discrète, comme une effigie de saisons sans noms, sans résonnances particulières. L'amour offert en bouquet anodins, au bout d'un regard qui ne cache jamais tout à fait son jeu mais qui ne révèle jamais rien.

 

Il se demande depuis combien de temps il l'a perdue. Il se souvient de lui avoir parlé un jour de déception. C'est-à-dire qu'il se proposait de lui en parler. Il s'est contenté de se montrer exaspéré, légèrement impatient. Pas tout à fait irascible. Il s'est contenté de faire la moue, de se renfrogner. Et puisque cela ne s'est pas transformé en crise, a été réduit à un simple embrouillement, il y a trouvé un refuge. Il en a fait une habitude, s'y est encarcanné. Il a cessé du même coup d'attendre d'elle la moindre surprise. Il a désormais fait loi de l'absence absolue d'émoition, de toute possibilité de culpabilité et de pardon.

 

L'a-t-il jamais désirée? Il se pose la question en sirotant un café infect.

 

Il se souvient à peine de lui avoir fait la cour. Pendant les premiers mois de fréquentation, il s'est assuré de ne pas forcer la note. Il est allé à pas feutrés, afin de ne pas la brusquer. Il voulait ne rien imposer, sauf ce l'évidence lui dicterait comme fçon d'agir, quelque chose d'inévitable, d'irréversible. Lorsqu'il s'est rendu compte qu'il fallait aller jusqu'au bout d'une certaine logique et introduire, pour la forme, la notion de permanence, il a cherché à poser un geste qui concrétiserait leur lien, qui cimenterait leur amour, selon l'expression qui lui était venue à l'esprit le soir même où il se proposait de lui faire enlever un à un ses vêtements, pas nécessairement pour la voir nue mais simplement pour la regarder se déshabiller.

 

Le moment de séduction venu, la chose s'est dérouléesans accrocs, sauf qu'il a nettement eu l'impression d'être plus nu qu'elle, de révéler ce qui, jusque là, était demeuré inavoué. Pourtant, il voulait désespérément se faire voir, espérant qu'elle le comprenne, qu'elle lui dérobe tous ses secrets et, par ce savant renversement, lui dévoile le mystérieux secret de la connaissance.

 

En réalité, c'est elle qui a agi la première. Il en est maintenant convaincu. Elle a tout agencé. Le soir de séduction, elle avait acheté une bouteille de vin blanc, un Chablis, qu'elle lui proposait de boire en tête à tête. Une de ses amies, Monique, qui habitait dans une ancienne demeure en campagne, devait s'absenter durant la fin de semaine et avait demandé à Aline de s'occuper de son chat angora. Aline avait accepté. Elle voulait passer une nuit avec Marc loin des appartements austères et gris où tous les deux habitaient, s'installer devant un feu de foyer, laisser la chaleur inespérée, le feu peut-être éblouissant leur fournir quelque clé, une quelconque révélation, un point d'entrée. Elle voulait ouvrir une porte qui, jusque là, était demeurée fermée.

 

Il ne se souvient d'aucune sensation particulière. Il avait envie de quelque chose. Mais cela demeurait vague, sans forme précise, et ne se traduisait pas en désir charnel.

 

Les deux étaient assis sur le plancher, main dans la main. Marc a soudainement eu besoin de rappeler à son corps ce qu'il était venu faire là. Il a cherché à inscrire une odeur sur sa peau, à s'imprégner d'une sensation profonde. Il voulait apprendre à basculer, à se faire chavirer. Il a caressé Aline avec une grande douceur au début, selon certaines lignes de sensualité qu'il devinait sur le bras étalé tout près de son épaule. D'autres lignes se dessinaient : le long du cou, sur la peau du visage, parmi les cheveux entremêlés. Il avait même décelé un petit tracé entre les lèvres, qui formait une sorte d'arc, comme une cerne à peine invisible sous les yeux, quelque chose qui s'apparentait à une larme, peut-être à un éclat. Mais il n'a pas su qu'en faire. La ligne s'est effacée, comme un rayon éphémère tout juste avant le trinquement qui précède le coucher de soleil, lorsqu'un silence mesquin impose sa loi et que la douceur s'estompe, susurrement lointain, feu follet en marge du regard, obscurité entêtée, plus forte que le rêve.

 

Il n'a pu s'empêcher d'attendre d'elle un geste, un signe.

 

C'est elle qui l'a embrassé la première. Très fort. Si fort que cela lui a fait mal aux lèvres. Il a cru, pendant un instant, qu'elle allait le mordre. Il est devenu très tendu. Il s'est arrangé pour qu'elle s'éloigne un peu de lui. Butée, elle s'est d'abord recroquevillée. Puis elle est revenue vers lui, se contentant de frôlements. Elle était soudainement devenue câline, espiègle. Il a eu peur d'elle. Mais il s'est laissé faire.

 

Elle l'a habité pendant toute une nuit. Il a été envahi par elle, par ce qu'elle venait lui arracher et qu'il sentait s'effriter aussitôt, comme le crépitement du bois sous les coups répétés de la flamme, insatiable, impossible à assouvir.

 

Au petit matin, le feu éteint, il a fallu balayer les cendres, refermer la grille épaisse devant le foyer, monter au deuxième se coucher dans un grand lit double. Marc et Aline ont recouvert leurs corps d'une épaisse couverture de laine. Au moment du réveil, en plein milieu de l'après-midi, la chose, c'est-à-dire ce qui venait de se dérouler entre eux, était déjà reléguée au domaine de l'acquis. Chacun ressentait la fin de l'expérience plutôt que son début. Chacun portait désormais au fond de soi, comme une amère déception, mais aussi une résignation folle, ferme, la certitude qu'ils avaient exprimé l'essentiel de leur désir. Ils n'auraient plus besoin d'y revenir. Ni lui, ni elle, n'aurait plus jamais le goût d'en parler.

 

Marc se rend à l'évidence. Aline l'a bel et bien quitté. Elle ne reviendra plus. Elle est partie en emportant ses vêtements, ses bijoux. Elle a même emporté ses meubles. Elle est allée vivre avec un autre que lui, un type avec qui elle partage une passion effrénée. Un amour qui la déchire et la comble à la fois. Elle se fait manger tout rond, se fait gober vive, a-t-elle dit. Elle a ri aux éclats, presque méchamment, en lui racontant cela, un matin lors du petit déjeuner. Il y avait beaucoup de pitié dans sa voix.

 

"Je veux me faire avaler! À la fin, il ne restera rien de moi." Ces paroles, elle les a prononcées au moment de son départ. Elle les a criées à tue-tête. Au moment de sortir en claquant la porte.

 

Marc est resté seul dans l'appartement qu'il a partagé avec Aline depuis quelques années déjà, un endroit qu'il a toujours trouvé trop grand pour deux et qui maintenant lui semble terriblement petit.

 

Il répète souvent la même phrase : "Je ne suis pas triste." Il n'a pas de mot pour exprimer ce qu'il ressent. Il avoue que le changement d'odeur, dont il vient tout juste s'apercevoir, l'affecte quelque peu. "Il s'agit plutôt d'une perte d'odeur. D'une absence."

 

Désormais, la chaleur se répand d'étrange façon dans la pièce. Elle suit des spirales imprévisibles. Marc n'en saisit pas le principe. D'ailleurs, il se demande si cela porte le nom de chaleur. D'ordinaire, la chaleur ne provoque pas le frisson. Elle ne blanchit pas les murs, ne recouvre pas les fenêtres de couches très fines de verglas. Elle ne provoque pas le genre de cacaphonie qui remplit maintenant la nuit, un bruit sourd divisé en couches, comme empêché de traverser d'épais murs de cristal. Ces murs ne retiennent pas le murmure grandissant, ne le laisse pas s'échapper.

 

"Pourtant je ne l'aimais pas," chuchote-t-il, le visage enfoui sous l'oreiller.

 

"Je ne l'aime pas," reviennent les mots en semblant d'écho.

 

La pièce se remplit de mots durs qui, aussitôt, se vident de leur contenu.

 

Marc a peur de fermer les yeux. Les mots résonnent dans sa tête.

 

Il passe la journée à se promener de pièce en pièce. Tous les objets lui semblent identiques. Ils ont la même forme, la même densité.

 

Il marmonne. Il prononce une série de mots de désolation qui font un drôle de bruit. Pour s'en exorciser, il les répète souvent, en intervertissant chaque fois leur ordre.

 

De jour en jour, sa voix devient plus faible. Les lèvres bougent à peine.

 

Il regarde par la fenêtre. Tout paraît calme. Il est convaincu qu'une tempête va bientôt sévir. Pourtant il ne vente pas. Il ne pleut pas. Le ciel tremble. Un tremblement profond, à peine perceptible. Marc se couvre les oreiles. Il sue à grosses gouttes. Mais il frissonne du froid glacial qui le traverse de part en part. L'air tourbillonne. Il demeure cloué sur place. Les mots lui collent à la peau.

 

La rumeur grandit. Marc s'étend sur le lit. Il se cache sous la couverture. Les mots l'assaillent.

 

Il frissonne.

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* Nouvelle parue dans Virages, No 1