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Pierre Léon

Yannick

Marie-Claire a raison. Elle a toujours raison. Je devrais être plus modeste et lui répéter que sans elle je ne serais rien du tout. Un pauvre mec. Un paumé comme avant. Encore elle ne sait pas tout. Je ne lui ai jamais dit, par exemple, qu'on m'appelait Al Coco, à l'école. Non, c'est pas un nom de la maffia. C'est que le maître, Monsieur Leroux, un jour que je le faisais suer m'avait traité de <<fils d'alcoolique>>. Les copains avaient trouvé ça drôlement marrant. En plus, c'était vrai. Alors Lecacheux, qui était le clown de la classe m'avait baptisé Al Coco. Parce que, avec ça, mon père était communiste.

 

Un jour, il faudra que je lui raconte toutes mes misères à Marie-Claire. Ça la rendra plus fière encore de son sauvetage, comme elle dit.

 

Puisque je lui dois tout, des fois je l'aime bien. Même si elle a l'air d'un boudin, ficelé aux deux bouts. Elle est ronde de partout. Ses joues sont si bouffies qu'on lui voit plus les yeux. On dirait un boudhha repus. Boudin-Bouddha. Pourtant, elle mange pas tellement, Marie-Claire. Mais elle est très économe et nous cuisine des trucs nourrissants pas chers. Des nouilles, des pommes de terre et des haricots. J'ai été nourri à ça toute mon enfance. Ça me gêne pas. Au fin fond du Cotentin, avec mes six kilomètres matin et soir pour aller à l'école et autant pour en revenir, même si j'avais été gavé d'ortolans au foie gras, je serais resté maigre comme un clou. Mais elle, elle fatigue à marcher. Alors elle grossit tous les jours. Mais ça fait rien, c'est une intello.

 

Moi, je traîne la patte. Elle croit que j'ai eu la polio. J'ai dit oui, parce qu'elle sait tout et qu'elle a deviné immédiatement que c'était pour ça que je boîtais. En vrai, c'est mon paternel qui m'a cassé la patte un soir qu'il était fin rond. Il était marin, mon père. On vivait dans une vieille baraque, dans la pointe de la Hague. Le crachin toute l'année ou presque. Pas d'électricité. On était trop loin de la ligne à haute tension. Il aurait fallu payer cinq cents francs à l'EDF, disait ma mère. Et ton père qui n'est pas fichu d'en rapporter la moitié tous les mois. Je faisais mes devoirs dans le noir, la plupart du temps. On était six et, comme j'étais le plus vieux, fallait toujours que je m'occupe des autres morveux. Si mon père trouvait du boulot sur un chalutier, on était tranquilles pour un bout de temps. Des fois trois mois sans revenir, quand ils allaient à la morue à Terre Neuve ou à Saint Pierre et Miquelon. Ma mère cognait dur, mais c'était rien à côté de mon père. Quand il arrivait, c'était l'enfer. Il s'amenait, plein comme une outre, en gueulant contre les capitalistes qui ne voulaient pas lui faire crédit pour acheter un autre bateau et contre les Anglais qui lui fauchaient ses poissons jusque devant sa maison. Alors il nous tapait dessus. Pour moi, c'était avec une corde à noeuds. Après, il m'attachait à un pied de la table et me faisait faire le chien. Fallait que j'aboie chaque fois qu'une poule entrait dans la cuisine. Il me donnait de grands coups de pieds si j'aboyais pas assez fort. Un soir -- j'avais dix ans -- il m'avait cassé deux dents d'un coup de pied sous la table. Je me suis rebiffé. Il a pris le tisonnier dans la cheminée et vlan, mon tibia qui pète en éclats. Même ma mère disait: <<Arrête, tu vas le tuer!>>. Trois jours plus tard, on m'a finalement emmené à l'hôpital. Comme on n'était pas riches, ils ont pas fait de chichis. Ils m'ont fabriqué une maçonnerie à la va-comme-j'te-pousse. C'est comme ça que j'ai la patte tout de travers. Je peineterriblement à marcher. Marie-Claire dit que ça me donne beaucoup d'élégance. Elle m'a acheté une jolie canne et je fais le gandin avec.

 

Après ça, les copains m'ont appelé <<Patte folle>>. Ils me faisaient courir jusqu'à ce que je tombe et se ruaient sur moi en criant: <<Gibier blessé, on l'achève!>>. Ils faisaient semblant de me donner des coups de couteau, comme dans les chasses à courre. Y avait toujours un con pour imiter la sonnerie du cor. Je sortais de sous le tas, plein de bleus, moulu pour le reste de la journée. Leroux arrivait, exprès trop tard, pour dire: <<Allons, allons! les enfants, soyez gentils avec un infirme!>>. Je l'aurais tué. Marie-Claire, elle, m'appelle <<Pauvre Chou!>>. Ça m'agace autant que <<Patte folle>>. Je m'appelle Yannick, ce que j'aime pas beaucoup plus, mais j'ai horreur qu'on me plaigne. Marie-Claire, elle fait ça pour mon bien, comme elle dit. Elle veut me rassurer, me protéger. Je sais que je dois lui être très reconnaissant. Sans elle, je serais un pauvre mec, c'est sûr. Alors que maintenant, c'est pas encore la gloire, mais quasi.

 

Mon sauvetage a commencé avec une histoire de quéquette. Marie-Claire, qui a de l'instruction -- des licences et plein de trucs -- préparait sa maîtrise d'anthropologie linguistique. Son prof, qui devait être aussi vicelard qu'elle est frigide, lui avait demandé de mesurer les quéquettes d'un tas de conscrits, pour les comparer au reste de leur morphologie. J'ai jamais compris ce que la langue faisait là-dedans et Marie-Claire n'aime pas qu'on la branche là-dessus maintenant qu'elle est sur une voie moins scabreuse. Il se trouve que, ce jour-là, j'étais dans les conscrits à mesurer, à la caserne de Vincennes. Elle avait des emmerdes avec son pied-à-coulisse qui ne donnait jamais la même mensuration à mesure qu'elle vérifiait les chiffres relevés. C'était la rigolade de la voir avec ses grosses lunettes de myope et ses gants blancs. D'autant qu'elle faisait ses mesures avec le sérieux d'une bonne-soeur en train de compter des hosties. Bref, je ne sais pas si c'est mon sérieux ou ma quéquette qui l'ont frappée, mais quand je l'ai croisée, tout habillé, un peu plus tard, elle m'a arrêté. Avec ses documents sous le bras, elle avait l'air d'une ministre. Moi, j'avais mon air de pauvre mec triste. Maintenant que j'y pense, c'est ça qui lui a plu, ma gueule de crevard rachitique désespéré. Elle m'a dit qu'elle devait interviever un certain nombre de ses sujets et m'a demandé si j'accepterais de répondre à ses questions. J'ai dit oui, parce que je la trouvais drôlement culottée de faire un boulot pareil avec tous ces connards à poil qui auraient pu la violer de A à Z. Je lui ai donc raconté ma vie dans les trous de ses questions.

 

Elle en chialait presque. Si elle avait tout su, on l'aurait ramassée dans une mer de larmes. C'était la première fois que quelqu'un avait l'air de s'intéresser à moi et de me prendre au sérieux. Maintenant que je sais qu'elle est née dans le seizième arrondissement et qu'elle a été éduquée au Couvent des Oiseaux, à Neuilly, je me dis que je dois lui faire un effet folklo du tonnerre avec mes sabots de bois normands. Pendant qu'elle prenait le thé avec Madame sa mère et des comtesses à bonnes manières, moi je buvais du cidre ou du calva à décaper, avec des mecs pas sortables.

 

Elle trouvait touchant que, sorti de mon trou, j'aie lu tout ce qui m'était tombé sous la main, à la biblio municipale de Pantin; de Delly à Sartre en passant par Albert Samain et Apollinaire. Mais ce qui l'avait le plus emballée, dans mon cas, c'est que je me passionnais pour le dessin et la peinture. Une petite déviation professionnelle puisque, pour gagner ma croûte, j'étais devenu peintre en bâtiments. Je m'étais retrouvé à Pantin, embauché par un vieil oncle normand, un frère de mamère, qui avait fui le crachin et avait eu pitié de moi. Quand je devais peindre un mur, je commençais toujours par me payer une petite fresque, vite fait, avant de me faire engueuler.

 

ELLE -- Je la vois toujours en majuscule -- elle s'était mis dans la tête de me sortir de ma pétraille et de développer <<mes dons naturels>>. Comme je tirais la patte un peu trop, on m'a réformé. Au moins, mon père m'aura rendu ce service-là! Faut dire aussi que je suis rachitique à faire peur. Même à des militaires. En plus, une scoliose et des trucs pulmonaires, un reste de tuberculose, qui me font tout le temps tousser et cracher. Donc j'ai pu LA retrouver tout de suite, après avoir été vidé de la caserne.

 

Au début, ça m'enquiquinait franchement de la rencontrer pour la voir siroter sa tisane anglaise dans un bistrot du Boulevard Saint-Germain. Je lui ai dit qu'on était alcooliques de père en fils, dans la famille, depuis des générations. Moi, il me fallait mon petit coup de rouge. Plus de rouge! Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé faire. J'avais pourtant pas l'espoir, ni même l'idée que je pourrais me la payer, cette môme-là, avec son air moche d'institutrice d'école paroissiale. Mal fringuée en plus. C'est vrai, y a des nanas moches qui ont un charme fou. J'en avais connu une à Cherbourg, serveuse dans un bistrot. Rousse comme une Anglaise, pleine de taches de rousseur, le menton en galoche et le nez en trompette. Mais elle essuyait les tables en se penchant loin en avant et en relevant une jambe pour qu'on la voie bien du talon à l'aisselle. Et puis elle se retournait vivement, en vous plantant un sourire à faire baver un régiment. J'en étais devenu vachement amoureux. J'ai jamais osé le lui dire. Je suis trop timide. Chaque fois que je suis devant une fille, j'ai peur de prendre une baffe, comme avec ma mère. Mon oncle m'appelle le grandbenêt. Il dit que je finirai par devenir homo. Pourquoi pas?

 

Marie-Claire est trop sérieuse pour avoir le temps de sourire. J'ai compris ça depuis. Elle vous explique le monde, vous met le nez dans votre connerie avec un souci pédagogique constant et soutient indéfiniment son discours, dans le but charitable de vous éviter de dire des insanités. Dans un sens, ça me repose. Mais des fois, j'aimerais bien placer mon grain de sel, moi aussi. Elle m'a laissé un blanc pour que je lui jure de ne plus boire. Je dois promettre aussi de lui apporter des dessins et une acrylique chaque semaine. Je suis con comme trente six balais. J'ai juré, promis à mon boudin tout ce qu'elle a voulu.

 

Une semaine au coca-cola. J'ai pas pu tenir. L'oncle se bidonnait. Encore plus quand je lui ai raconté que c'était à cause d'une nana qui m'avait mesuré la quéquette avec un pied-à-coulisse anthropolinguistique et que ça n'irait sûrement pas plus loin. Je me suis remis au rouge et je n'ai même pas pu imaginer ce que je pourrais mesurer de Marie-Claire avec son truc. D'autant qu'elle doit se protéger avec des culottes <<petit bateau>> à double fond et soutien-gorge armé de baleines en fer.

 

Elle m'a pardonné mon coup de rouge à condition que je promette de ne pas recommencer. Elle a beaucoup admiré mes productions artistiques et a décidé que je prendrais des cours aux Beaux Arts, le soir. Pour parfaire ma technique, qui laisse beaucoup à désirer. Je n'ai pas eu à décider. Marie-Claire est devenue ma gouvernante avant de devenir aussi mon agent d'affaire, mon attachée de presse. Je me suis retrouvé avec des conards de fils à papa et quelques pauvres paumés comme moi. Ils croient tous à leur génie et barbouillent n'importe quoi. Moi, c'est des petits carrés. Ils me disent que je refais Mondrian ? voire Vassarelli, quand ils veulent être gentils. Il va falloir que je me renseigne un peu plus sur ces oiseaux-là. Mais Marie-Claire me traîne dans tous les musées dès que j'ai une heure de libre. Pendant que l'oncle mastique consciencieusement son steak frites, durant les deux heures de son sacro-saint déjeûner, j'arpente les galeries d'art. Elle me dit ce qu'il faut que j'admire et ce qui se vend bien. On va devenir riches si je l'écoute. Elle a dit ON. C'est comme ça que j'ai compris qu'elle avait sa petite idée derrière la tête. Scientifiquement, méthodiquement, comme tout ce qu'elle fait, elle se fabriquait notre roman.

 

Maintenant, elle m'oblige à me tenir comme il faut en société. Je fais des progrès quoique, pour les repas, je laisse encore à désirer. Elle me pique discrètement mais fermement de sa fourchette si je mets un coude sur la table. Elle me fait laver deux fois par jour, parce que je sens la sueur mêlée de thérébenthine. Pour sortir, elle m'a choisi un petit complet un peu étriqué, pas cher mais très mode. Je suis rose et frais et je fleure bon le détergent et la lotion aftershave qu'elle m'a donnée.

 

Quand je rentre dans ma mansarde, le soir, après le cours, je me remets aux petits carrés. Je pense plus qu'à ça. Elle dit que c'est un trouble obssessionel qu'il faut cultiver. Tous les grands peintres ont été des détraqués. Tous les grands artistes aussi d'ailleurs. Si un jour je veux avoir ma photo dans Le Nouvel Observateur, il faut que je sois obstiné dans mon dérangement. C'est peut-être un truc d'alcoolique. Mon père voyait toujours des araignées partout et des crabes au plafond, la nuit. Moi, ils me mettent devant une femme à poil, je dessine des petits carrés. Alors que c'est plutôt des ronds que je devrais dessiner!

 

Elle me dit que je suis un intello, comme elle. D'où monobssession géométrique. J'ai de la chance que Marie-Claire me psychanalyse, sinon on m'enfermerait. Je lui devrai tout à Marie-Claire.

 

Avec les sous qu'elle m'oblige à économiser, maintenant que je ne bois plus de rouge quand je suis avec elle, elle m'a fait encadrer des carrés gris sur gris et roses sur roses. Il faut s'accrocher drôlement pour trouver que pas un carreau n'est semblable à l'autre. Un quart de millimètre et un dixième de blanc de céruse de plus, de gauche à droite et de haut en bas. Elle ne lésine pas avec mes économies, Marie-Claire, quand il s'agit de la présentation de mes oeuvres. N'importe quelle croûte aurait de la gueule avec les cadres qu'elle choisit. Elle dit que je plais énormément à tous les requins de galeries qu'elle va emmerder avec mes petits carrés. Elle m'a fait acheter un béret basque pour que je fasse plus professionnel. Mais je refuse d'aller avec elle dans ses tournées de démarcheuse. D'abord ma gueule de décavé fait peur. Ensuite, je pourrais pas supporter son couplet sur mon génie méconnu. Elle est très forte. Je suis sûr que c'est sa rhétorique et pas son charme de pépée <<tire-l'idée>> (de l'amour) qui fait vibrer les mecs prêts à m'acheter. Elle en a trouvé un, rue de Seine, qui est de plus éditeur. Elle a aussi sec fait reproduire en couleur mes quinze premières acryliques. Le mec m'a fait un tirage de cent exemplaires pour une petite fortune. Ma première plaquette. Avec une introduction du tonnerre sur ma vie d'artiste bohème, signée du nom d'un grand critique, qu'elle a inventé. Et puis des extraits de journaux plus ou moins bidons qu'elle a payés pour qu'ils disent que tout le monde s'arrache ce nouveau Vassarelli qui, tel Dali, ne consent à vendre ses oeuvres que si on se roule à ses pieds. La nuit, je ne dors plus. Je me vois en page de couverture avec mon béret basque à la con et mon air d'affamé qui excite, paraît-il, toutes les nénettes de l'art parisien.Pourtant, il n'est pas venu dix pique-assiettes au coquetèle concocté par Marie-Claire pour mon premier vernissage. Et encore, je compte l'oncle qui s'est amené avec deux copains du bâtiment. Mais l'important, dit Marie-Claire, c'est d'accumuler les expos. Même si personne n'y vient, ça fait bien dans le CV. ? la fin, on vend rien qu'en montrant la liste de tous les vernissages qu'on a eus. Elle dit que c'est pareil pour ceux qui publient des bouquins. Ça sert à rien de publier un seul gros livre savant. On commence à parler d'eux quand ils ont publié quinze plaquettes de poèmes de trente pages, avec quatre-vingt pour cent de blancs. Faut savoir évidemment.

 

Elle m'a bien tiré de ma merde normande, Marie-Claire, et elle me le fait remarquer en termes de Sorbonne, bien choisis, de sa voix mécanique qui martèle chaque syllabe. Je suis son élève, sa chose. Je ne peux plus rien faire sans son avis, ses conseils de directrice de thèse, qui sait tout sur la vie, l'art et la manière de réussir.

 

Dans mes rêves, elle me tient la main. Sinon, je tombe à l'eau et une vague me roule brutalement contre le bateau de mon père. Ma mère me giffle, plus fort qu'il ne faudrait, pour me faire revenir à moi. Je demande pardon à Marie-Claire de lui avoir lâché la main. Elle essuie ma tête ensanglantée avec des mouchoirs de papier parfumés à l'Aqua Velva. On dirait qu'elle veut m'embrasser quand elle se penche au-dessus de moi. Mais ce n'est que de la pitié. Elle ne sourit pas. Ses petits yeux plissés guettent seulement dans mon regard la gratitude que je lui dois.

 

ELLE, elle est devenue assistante à la Sorbonne. Elle est célèbre dans son truc. ? cause des quéquettes? Je ne saurai jamais. Ça me fait toujours rigoler d'y penser. Et j'ai pas tellement d'autres souvenirs distrayants. Il y a un mec qui a ditl'autre soir, à une exposition dans une petite galerie minable, que j'avais dû avaler un balai. Il a ajouté que j'avais l'air d'un comique de cirque ambulant avec mon béret basque et mon costume étriqué. En plus, sa Moman qui le promène! Je suis content que Marie-Claire n'ait pas entendu. Elle aurait fait une scène. Depuis qu'elle me croit célèbre, elle adore faire des scandales en public pour me défendre contre les béotiens qui ne comprennent rien à l'art moderne en général et au mien en particulier. Moi, j'ai pas à la défendre, puisque à la Sorbonne ils s'aiment tous. Et qu'ils l'adorent, elle, surtout à cause des articles qu'elle pond sans cesse.

 

Voilà qu'elle est invitée au Canada, à l'Université d' Ottawa. Une université très comme il faut. Des curés à la page. Peut-être qu'ils veulent tout savoir sur la quéquette française. Elle m'a dit qu'elle avait accepté et qu'on allait partir. ON. Moi je veux bien mais est-ce qu'ils vont accepter un peintre en bâtiments? Ils doivent en être saturés avec tous les Italos qui vont chez eux. Non, je serai ARTISTE. Ils n'en ont pas trop, m'assure-t-elle. Pour faciliter les choses, elle va m'épouser. Comme elle est invitée du gouvernement canadien, il n'y aura pas de problème. Elle m'a dit ça sans sourciller, avec son ton de docteur de la Sorbonne. J'ai beau savoir que tout ce qu'elle décide ne peut être que pour mon bien, ça m'a fichu un coup. Mais j'ai fait comme si elle m'annonçait que la météo prévoyait un ciel nuageux sur l'ensemble de la France, à la suite d'une perturbation sur les Açores. Le vrai téléspectateur, con à souhait, qui ne bronche jamais parce que ça sert à rien et qu'on ne peut pas casser la gueule du présentateur même si c'était encore Zitrone.

 

Je me suis mis à rêver. Mon boudin qui n'avait jamais fait le geste de m'embrasser, allais-je être obligé de me l'offrir,dans un biau lit carré? Sûr que je ne pourrais jamais. Pourtant je lui dois tant qu'il faudra sans doute que je fasse cet effort. J'ai beau me chatouiller l'hémisphère droit, je n'arrive pas à l'imaginer même en maillot de bain canadien, à jambes longues et à col roulé.

 

Dans quelle galère je me suis embarqué? Mais c'est ça ou continuer à ramer avec l'oncle et à me faire tourner en ridicule par un dirlo de galerie parigot. La parole ne m'a pas été donnée comme à Marie-Claire. Elle a tant investi en moi que je ne peux reculer. J'épouse, vite fait, et en voiture pour la lune de miel aux chutes de Niagara. On verra ce qu'on verra. Comme dit l'oncle, c'est souvent celles qui ont l'air le plus bonne soeur qui ont le feu aux fesses.

 

C'était quand même stressant. Mais je n'ai pas eu de longues angoisses métaphysiques. Marie-Claire m'a tout de suite mis les points sur les I. Elle m'a expliqué brièvement qu'elle avait la phobie de la chose. L'idée d'un homme dans son lit l'horrifiait. Son père, un monsieur très bien, avait tenté de la violer quand elle était petite fille et elle en avait gardé la haine farouche du sexe masculin. Elle m'avait pris en amitié justement parce qu'elle avait compris que j'étais au-dessus des contingences terrestres. Moi qui m'étais fait à l'idée romantique, j'ai tout ravalé. En un sens, ça me soulageait de ne pas avoir à entreprendre une tâche à laquelle tant d'autres avaient renoncé au premier regard jeté à cette virago. On ferait chambre à part, cela devait être bien clair et sans appel.

 

Ottawa. Rien que les profs de la fac, ça faisait déjà la moitié du public d'un vernissage. Le reste venait par snobisme parce que Marie-Claire avait réussi à faire patronner l'exposition par l'ambassade de France. Les pique-assiettesespéraient un petit coup de champagne et des amuse-gueules de derrière les fagots. Tout a été liquidé, de ce côté-là, fort prestement. Les attardés devaient ce contenter de mes petits carrés.

 

Miracle, les petits carrés firent le tour du pays, grâce à quelques critiques que Marie-Claire avait secoués. Consécration, la Galerie Tomlinson achetait tout ce que je produisais et le vendait! Faut dire aussi que le beau Tomy, comme on l'appelait, se frottait pas mal à moi en me roulant de ces yeux de crapaud mort d'amour! Marie-Claire me prenait la main et disait: <<Rentrons!>> Moi, ça me faisait plutôt marrer de penser que le vieux beau me guettait pour un embarquement à son septième ciel.

 

Mais Tomy n'était pas le seul à complimenter mes petits carrés. Marie-Claire en fit une dépression. La trop grande joie de me voir devenir célèbre plus vite qu'elle ne l'avait prévu. Dix ans de purgatoire avant la réussite, m'avait-elle prédit. Et l'on venait à peine d'arriver! L'attaché culturel me téléphonait pour organiser avec New York une série d'expositions. Ça me tournait la tête un peu trop vite disait-elle, soupçonnant aussi que je m'étais remis au rouge.

 

Et voilà qu'à force de fouiller et de farfouiller elle découvre une cachette dans mon atelier où je gardais quelques bouteilles d'un affreux chianti, acheté en cachette au Liquor store du coin, avec des sous distraits de ce qu'elle me donnait pour les commissions. Elle en fait une maladie. Elle ne pouvait plus me faire confiance. Elle qui ne buvait que de l'eau javellisée du robinet, ça aurait pourtant dû me servir d'exemple. Ne serai-je point en train de retourner aux vieux démons de ma famille tarée? Non, j'avais soif d'un peu de picrate, même horrible. Passé minuit, impossible de faire des petits carrés rosessans mon rouge. Allez savoir pourquoi. Et comment le lui faire comprendre. Même les mauvais exemples, comme Van Gogh, ne pouvaient la convaincre. Sa déprime s'accentuait. Elle déboutonnait et reboutonnait fébrilement, sans arrêt, les boutons d'un gros gilet de laine, parce qu'elle avait alternativement trop chaud ou trop froid.

 

On lui donna un congé de maladie. Illimité. Elle m'écrivait chaque matin, d'une écriture nerveuse et de plus en plus illisible, ce que je devais faire dans la journée. Les commissions, la cuisine, le ménage, la lessive, le courrier, les coups de téléphone à donner, les encadrements à faire. Je partais avec mon papier dans un grand cabas qu'elle m'obligeait à emporter partout.

 

Je commençais à avoir pitié d'elle à mon tour. Elle avait le regard perdu. Sa peau grasse était toujours perlée de sueur. Je savais qu'elle fouillait dans mes poches dès que je changeais de vêtement, pour vérifier si je n'avais pas acheté de vin en cachette. Ou si je n'avais pas un billet doux de tous les Tomy qui me courtisaient de plus en plus. Pour elle, tous les directeurs de galerie étaient homos.

 

Je la méprisais maintenant. Elle était fébrile. La tête lui tournait. Les jambes lui manquaient. Elle restait au lit toute la journée. Il fallait que je lave son linge et ses petites culottes sales me faisaient horreur. Je me répétais que j'avais l'obligation morale de résister au plaisir de lui mettre, chaque jour, un peu de mort aux rats dans les petits plats que je lui apportais. Mais je me ressaisissais. Elle a raison, je lui dois tout.

 

New York. On me recevait comme un prince. Après le constructivisme, je renouvelais le géométrisme. J'étais le princedes petits carrés! Quand on m'interviewait, je récitais un beau couplet sur la philosophie du carré, élément issu de l'intellect, opposé au vulgaire rond des formes naturelles. C'était pas dur à comprendre pour les journalistes et pour faire savant, je citais deux ou trois grands principes sur la transcendance architectonique. J'en ajoutais un que je disais taoïste.

 

Avec le succès et l'argent, l'appétit me venait. Pour la première fois de ma vie, je connaissais la joie d'un bon steak et d'un rouge raffiné. ? New-York, je rencontrais plus de directrices que de directeurs. La moitié d'entre elles était des lesbiennes, souvent jolies. L'autre moitié, était plutôt du genre entreprenant pourvu qu'on ait réussi. On n'avait pas le temps, avec elles, de se poser la question de leur beauté. Comme c'était des femmes d'affaire, elles menaient les choses pinceaux battant. Elles me faisaient découvrir leurs ronds, pour me changer de mes carrés et de la gueule en biais de Marie-Claire.

 

ELLE, je lui téléphone tous les soirs pour la rassurer. Tout va bien. C'est la gloire et la fortune. J'ai le courage d'ajouter: <<Grâce à toi!>>. Elle pleure au bout du fil. Quand je rentre à Ottawa, c'est une loque. J'essaie de la consoler, de la prendre dans mes bras. Elle se met à crier. Elle croit que je veux lui faire le coup de son père.

 

Elle vit dans la torpeur. Je la nourris maintenant au jus d'orange coupé de vodka. Moitié moitié. Elle ne sait pas. Elle adore les jus de fruits, et la vodka ça n'a pas de goût. J'augmente un peu la dose d'alcool chaque jour. Ça la soutient et ça la calme bien. Je la promène par la main en ville. Elle titube. Elle ne peut plus rien faire sans moi. Même marcher. Je la montre à ses collègues universitaires qu'elle ne reconnaît plus. Ils me disent: <<Pauvre Monsieur, vous avez bien du mérite>>.

 

Quand on rentre, elle sanglote pendant des heures. Elle a décidé de ne plus se lever. Elle ne veut rien manger. La seule chose qu'elle attend, avec une frénésie effrayante, c'est son grand verre de vodka parfumé aux jus de fruits. Aujourd'hui, j'ai ajouté du jus de fruits de la passion. Elle adore.Ce soir, j'ai retrouvé un journal que j'avais commencé, il y a longtemps. Je n'avais écrit que quelques notes, sur les trois premières pages d'un cahier. J'avais toujours rêvé écrire. Avec la vie de chien que m'avaient fait mener mon père, ma mère et tous les teigneux autour, j'aurais eu de quoi raconter un sacré roman! Mais j'ai même pas le certificat d'études primaires, je savais bien que le premier qui lirait ma prose se tordrait de rire. C'est ce qui est arrivé avec Marie-Claire. Elle avait trouvé mon journal à peine commencé, sous mon matelas, où je l'avais planqué. Elle, elle n'avait pas ri, parce qu'elle ne rit jamais. Mais elle m'avait corrigé toutes les fautes d'orthographe en rouge et elle avait mis deux grands traits en travers des pages, comme à l'école, avec la mention : TRÈS MAL! À REFAIRE! En me le rendant, elle m'avait dit d'un ton méprisant, de sa plus belle voix métallique: <<Mon pauvre Yannick, tu n'es vraiment pas doué pour l'écriture! Si tu veux raconter quelque chose, dis-le moi, sans te cacher. J'écrirai pour toi.>> J'avais été aussi humilié que quand Leroux m'attachait mon cahier dans le dos et que je devais tourner dans la cour de l'école, la tête baissée, les bras croisés, pendant la grande récré. C'était pour m'apprendre l'orthographe.

 

Marie-Claire dort. Je reprends ce cahier, qu'elle avait caché dans un tiroir pour éviter que j'y écrive encore des bêtises. Je lui devrai tout. C'est sûr. Mais j'ai quand même envie d'écrire au moins la date. Je sais faire ça sans faute, chèreMarie-Claire. <<Le 3 octobre. Marie-Claire dort>>. Il faut un T à la fin de dort. Je sais ça aussi. Le reste, je m'en fous, chère Madame. Je note ce que j'entends, les romanciers font comme ça, chère institutrice. J'entends que vous vomissez. Vous vomissez beaucoup même. De quoi mettre plein de MMMMMM à vomir! Tiens, je vais aller vous montrer mon cahier. OH! de loin. Regardez, madame! Vous me faites signe de venir plus près. Je ne peux rien vous refuser, Madame.

 

La garce! Elle a essayé d'attraper mon cahier. En se ruant dessus, elle a failli tomber du lit. Elle avait la tête de <<L'Épouvante>> d'Edvard Munch. Il faut que j'aille noter ça. C'est drôle. Pourtant, elle devrait être fière de moi. Oui, oui, Marie-Claire, je sais que je vous dois tout. Sans vous, je ne serais rien. Mais, voyez-vous, si j'essaie d'écrire, c'est que je veux continuer votre oeuvre. Ne vous inquiétez pas, je dirai que vous avez corrigé aussi mes fautes d'orthographe. Je dois vous laisser, mais je reviendrai.

Pendant que j'écris, à la table, elle m'appelle sans arrêt. La voilà qui gueule comme une folle. Bon. Il faut que j'aille encore nettoyer. Ça devient horrible cette odeur de vomi et d'excréments, du matin au soir.

 

Elle a toujours peur que je lui voie les fesses quand je la change de draps. Ah! ah! ma pauvre idiote, ce que je m'en moque de ton anatomie. Bon. Elle a soif, maintenant. Allez un petit coup de vodka à l'orange. Buvez, chère amie. Oh! ça fait du bien ça! Hein? Vous n'êtes plus fâchée, mon amour, dites? Non. Je le vois bien à vos grands yeux qui chavirent.

 

Le 18 octobre. Je note dans mon journal: Elle délire. Elle a voulu me griffer. J'ai la joue balafrée. C'est vrai que je lui ai encore montré mon cahier, qui s'emplit de pages de ma mauvaise écriture. Elle a regardé avec des yeux de feu et j'ai eula sottise de lui dire: <<Tu vois, c'est sans corrections. Pas un trait rouge!>>

 

Le 3 novembre. J'ai eu ma photo en page de couverture du magazine ARTS. Je la lui ai montrée. Elle somnole toujours maintenant. J'ai dû la secouer un peu pour qu'elle regarde. Elle a donné un grand coup de poing sur la revue qui a failli tomber sur une mare de son dégueuli. La pauvre me fait pitié. Il faut que je sois compréhensif. Elle boit goulûment son grand verre de vodka à l'orange. Je lui prends la main. On dirait qu'elle me regarde sans haine. Je vais essayer de lui faire manger un peu de jambon. Elle refuse mais me fait signe qu'elle veut boire encore. Allons-y, ma cocotte. Tu sais bien que je te dois tout.

 

Le 17 décembre. Je note maintenant, chaque jour, tout changement dans le comportement de Marie-Claire. Ça me rend fébrile à mon tour et Tomlinson me dit que ma peinture s'en ressent. Mais il la trouve plus brillante. <<Elle vibre!>>, dit-il. Il est enchanté. Tout ce que je fais se vend comme des petits pains, depuis quelque temps.

 

Le 7 janvier. Elle vit comme une grabataire. Elle vomit toutes les deux heures. La nuit, elle divague. Non, Marie-Claire, ce ne sont pas des hannetons noirs que vous voyez. Ce sont les fleurs de la tapisserie. Ne criez pas. Non, je ne peux pas ouvrir la fenêtre si vous continuez à crier. Allons, apaisez-vous sinon je serai obligé d'appeler le médecin. Je sais que vous avez horreur des médecins. Laissez-vous dorloter par votre petit mari, votre <<Pauvre Chou>>, qui est toujours à votre côté. Il vous le doit bien. Elle a l'air d'opiner dans un souffle rauque.

 

Les remèdes ne lui feraient rien. Il n'y a vraiment plus que la vodka avec un peu de jus d'orange qui l'apaise. J'ai augmenté encore la dose d'alcool. C'est le meilleur tranquilisant pour elle. Elle hurle si je ne lui en donne pas assez. Elle a lesyeux exorbités quand elle est éveillée. Mais elle dort le plus souvent, avec un râle sourd qui n'en finit pas. Elle a tant maigri qu'elle a l'air d'un squelette, en chemise de nuit. Ce soir, elle a une fièvre qui lui colle des mèches de cheveux sur le visage. Elle délire de plus en plus. Je tiens sa main, mouillée de sueur. Elle claque des dents. Elle me regarde intensément. Calmez-vous, mon amour, je suis là. Vous savez bien que je vous dois tout.

 

Tout d'un coup, elle me serre violemment la main. Elle a l'air de me sourire, pour la première fois, comme pour me dire merci, à son tour, juste avant de mourir.

 

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Le texte ci-dessus a été publié dans la revue VIRAGES, No 2, Toronto 1998, pp.33-45.

 

Pierre Léon est linguiste et phonéticien. Il a publié une trentaine d'ouvrages et une centaine d'articles dans ces domaines, dont Précis de phonostylistique (Paris, Nathan, 1993). Il a publié également des comptines illustrées, dont Grepotame (Paris, Nathan, 1980, Prix Loisirs Jeunes); des contes pour enfants, Pigou et Compagnie (Troyes, Les Cahiers Bleus, 1981), Les Voleurs d'Étoiles de Saint-Arbrousse-Poil (Montréal, 1982); des poèmes dont Les mots d'Arlequin (Sherbrook, Naaman, 1983), Chants de la Toundra (Paris, La Découverte et Sherbrook, Naaman, 1985); un roman, Sur la piste des Jolicoeur (Montréal, VLB, 1994, Prix Rabelais); des fables (Prix Jean de La Fontaine, 1995); des contes pour adultes, Le Mariage politiquement correct du petit Chaperon rouge (Toronto, GREF, 1996); un récit, L'Odeur du pain chaud (Tours, La Nouvelle République, 1997); une pièce de théâtre, en collaboration avec Monique Léon, La nuit la plus courte (Toronto, GREF, 1998- sous presse); un recueil de nouvelles, Les rognons du chat et un récit, La vie en morose (à paraître, 1999).