L’injustice raciale et les limites des politiques de réparation : entretien avec Carmela Murdocca -Entrevue par Serena Aprile

L’injustice raciale et les limites des politiques de réparation : entretien avec Carmela Murdocca -Entrevue par Serena Aprile


Carmela Murdocca est titulaire de la chaire de recherche de York en justice réparatrice et raciale et professeure au Département de sociologie de l’Université York. Elle dirige les programmes d’études supérieures en sociologie, en études socio-juridiques et en pensée sociale et politique. Ses recherches portent sur les intersections de la racialisation, de la criminalisation et des politiques sociales et juridiques de réparation et de réformation. Elle est agrégée supérieure au Massey College de l’Université de Toronto. Elle a été boursière Fulbright et visiteuse-stagiaire au Center for the Study of Law and Culture de la School of Law et au Center for Ethnicity and Race de l’Université Columbia. Ses recherches ont été appuyées par le Conseil de recherches en sciences humaines, par le Prix du doyen pour la distinction en matière de recherche sur la justice sociale et par la Commission du droit du Canada.  

Votre travail se concentre sur l’intersectionnalité de la racialisation et de la criminalisation dans les politiques sociales et juridiques au Canada, en particulier des personnes noires et autochtones. Qu’est-ce qui vous a inspirée à choisir ce thème difficile mais important comme point central de votre recherche? 

Je m’intéresse aux débats sur les possibilités et les limites de la réparation de l’injustice et de la violence raciales historiques et actuelles. Au cours des 40 dernières années et plus, la tendance mondiale est à la réparation d’injustices historiques au travers de pratiques de justice réparatrice, notamment par la recherche de la vérité, la réparation, la justice réparatrice, la réformation, la commémoration et la réconciliation. Ces mesures de justice réparatrice comprennent des excuses officielles, des enquêtes publiques, des compensations financières, des commémorations créatives et des commissions de vérité et de réconciliation. Depuis les années 1990, on donne de plus en plus la priorité aux mesures de justice réparatrice dans les réformes de la justice pénale, en partie à cause des taux disproportionnés d’incarcération des Autochtones et des Noirs. Je me suis intéressée à la « justice réparatrice » dans le système pénal et à la manière dont — à cause de certaines façons de penser — elle augmente la violence raciale dans l’incarcération au lieu de la réduire. J’ai été inspirée à réfléchir à la façon dont les réformes libérales progressistes entretiennent le racisme et renforcent la violence étatique anti-Noirs et anti-Autochtones. Au cours de mes recherches, je me suis efforcée de traiter ces questions en me concentrant sur le double problème au Canada que constituent l’inhumanité raciale du système carcéral et la politique de réformation et de réconciliation. 

Il y a un peu plus de dix ans, dans votre article « From Incarceration to Restoration: National Responsibility, Gender and the Production of Cultural Difference », ainsi que dans votre livre de 2013 To Right Historical Wrongs, vous avez suggéré que l’État canadien feint d’assumer la responsabilité de l’incarcération excessive des peuples autochtones, et que le processus dans le cadre du système juridique canadien l’en décharge. Les choses ont-elles changé, d’autant que nous avons eu, à titre d’exemple, la Commission de vérité et réconciliation en 2015 ainsi que la confirmation récente de l’existence de cimetières d’enfants autochtones sur les sites de pensionnats autochtones? 

Nous devons vraiment nous interroger sur ce que signifient la responsabilité et l’obligation de rendre compte. La prétendue focalisation nationale, gouvernementale et institutionnelle sur l’obligation de rendre compte, la responsabilisation et même, la réconciliation n’a guère contribué à réduire le racisme, la violence et la dépossession qui sont à l’origine de l’État colonial racial. Au cours des 25 dernières années, le taux d’emprisonnement des Noirs et des Autochtones s’est aggravé en dépit des politiques et des lois « réparatrices » qui feignent de s’attaquer au problème de l’incarcération. On doit considérer le racisme systémique comme une caractéristique inhérente du libéralisme plutôt que comme un phénomène social que la réforme libérale peut rectifier. Dans ces conditions, nous devons examiner la façon dont la gouvernance raciale des peines violentes s’articule avec l’illusion offerte par le libéralisme progressiste. Quelle quantité de violence raciale et coloniale — incarnée par l’État carcéral et mise en évidence par les tombes anonymes d’enfants autochtones — suffira à remettre fondamentalement en question la dépossession raciale, coloniale et violente que maintient le libéralisme? 

Le 13 août 2021, le gouvernement du Canada a publié un communiqué de presse indiquant que le Canada reconnaissait le rôle du racisme systémique à l’égard des Noirs et des personnes racialisées dans le système judiciaire et que les juges chargés de la détermination de la peine devront désormais en tenir compte avant le prononcé de la sentence. Selon votre expérience dans ce domaine, croyez-vous qu’il en résultera de véritables changements?  

Récemment, on a examiné les rapports présentenciels au travers d’une série de décisions juridiques importantes et de commentaires du public, et décidé que de meilleurs rapports présentenciels devraient être disponibles pour les Canadiens noirs impliqués dans un processus de justice pénale. Dans ces cas, les juges ont examiné la façon dont le racisme systémique et les désavantages structurels — similaires à ce à quoi sont confrontés les Autochtones, mais spécifiques aux Canadiens noirs — ont affecté la vie de certains accusés noirs. Les évaluations de l’incidence de l’origine ethnique et culturelle (EIOEC) ou les rapports présentenciels améliorés (Enhanced Pre-Sentence Reports [EPSR]) cherchent à expliquer la façon dont les Noirs au Canada doivent subir un héritage d’esclavage historique et de racisme anti-Noirs, du racisme systémique genré, la suspicion et la surveillance, et la criminalisation. Cet examen des rapports présentenciels s’inscrit dans une tendance croissante de dossiers juridiques, de politiques et de réponses institutionnelles visant à reconnaître officiellement le racisme systémique anti-Noirs. Je crains que, comme la reconnaissance des effets du colonialisme sur les Autochtones, la reconnaissance officielle croissante du racisme anti-Noirs ne se traduise par une abstraction de cette dernière dans le paysage juridique, politique et institutionnel et que les expériences propres au racisme anti-Noirs ne se voient occulter.  

On vous a récemment nommée titulaire de la chaire de recherche de York en justice réparatrice et raciale, ce qui vous donne plus de temps pour poursuivre vos recherches et encadrer de nouvelles équipes de recherche. Qu’espérez-vous explorer et apprendre dans ce rôle? En tant qu’intellectuelle active, comment espérez-vous susciter un changement social à l’aide de votre nouveau rôle et de vos recherches?  

La chaire de recherche de York en justice réparatrice et raciale encourage la réflexion critique et l’exploration des histoires mondiales et locales de l’injustice raciale et de la réparation socio-juridique contemporaine. Elle a comme objectif de réunir des étudiantes et étudiants de cycle supérieur, le corps professoral et des groupes de revendication communautaire intéressés par l’analyse interdisciplinaire et l’application de la justice réparatrice quand on aborde des cas difficiles d’injustice raciale. Au moment actuel, les ressources mises à disposition par la chaire ont permis de réunir un groupe de huit doctorants travaillant dans le cadre d’une collaboration pour la justice réparatrice et raciale. Ces derniers traitent de questions concernant l’impact de l’incarcération, de la détention et de l’expulsion sur les Noirs, les Autochtones et les personnes de couleur; les stratégies discursives utilisées dans les politiques populistes; le rôle de la mémoire et de la commémoration dans la violence genrée et sexuelle; et les limites et les possibilités socio-juridiques de la décolonisation. Nous sommes en relation avec un large éventail de groupes de revendication communautaires. Grâce à nos initiatives et nos recherches à venir, la collaboration pour la justice réparatrice et raciale servira de vecteur d’exploration et de moyen de soutenir les activités de revendication et d’activisme. 


Serena Aprile est étudiante en sociologie avec une spécialisation en français au campus Glendon de l'université York.