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Les répercussions de la privatisation sur les étudiants et les étudiantes de Terre-Neuve : Le cas de la Career Academy

 

Michelle McBride et Gregory Kealey

Memorial University of Newfoundland

L’éducation et la formation postsecondaires à Terre-Neuve sont dans une grande mesure un produit d’après la Deuxième Guerre mondiale et leur financement est en fait le fruit de l’entrée dans la Confédération. De 1949 au début des années 1970, le financement fédéral a permis au gouvernement provincial de créer un système public d’éducation postsecondaire sans en payer tous les frais. La compression des paiements de transfert par le gouvernement fédéral et la stratégie néolibérale de réduction de la dette et du déficit mises en oeuvre depuis la fin des années 1970 ont laissé à la province un système public qu’elle n’a guère les moyens de financer. Puisque ce système n’a cessé d’être réorganisé et de subir des compressions budgétaires, les collèges privés se sont mis à tenter de combler le vide, particulièrement au cours des années 1990.

Vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, de nombreuses écoles privées ont vu le jour en tant qu’écoles de secrétariat ou de formation commerciale offrant, principalement à des femmes, une formation professionnelle pratique. Ces écoles étaient en mesure de profiter du désir de la province de se doter d’une main-d’oeuvre souple et productive connaissant bien les nouvelles technologies, y compris l’électronique, l’informatique et les télécommunications. Le fait que la province n’était pas disposée à payer la mise à niveau du système de collèges publics a ouvert la porte à l’expansion des collèges privés.

Trois facteurs influant sur l’ensemble du Canada (la ruée du gouvernement fédéral vers la privatisation, le besoin de perfectionnement et de recyclage de la main-d’oeuvre et la définition néolibérale de la formation en tant que responsabilité individuelle) se sont conjugués avec les conditions propres à Terre-Neuve pour stimuler d’autant plus la formation privée vers le début des années 1990. Le taux élevé d’inscription aux collèges privés de Terre-Neuve est partiellement attribuable à l’afflux massif de fonds de formation qui s’est produit dans le cadre du programme de La stratégie du poisson de fond de l'Atlantique (LSPA).

Ce programme a été établi par le gouvernement fédéral vers le début des années 1990 après l’interruption de la pêche à la morue. Il avait pour principal but de réduire de moitié la population vivant de cette pêche, grâce au recyclage, à la réinstallation, au soutien du revenu et aux retraites. Bien qu’il ait été prévu principalement comme un programme de soutien du revenu, le programme de LSPA comprenait un volet d’éducation et de recyclage destiné à donner des possibilités d’emploi à l’extérieur du domaine de la pêche. Les fonds de formation de LSPA ont permis à de nombreux collèges privés de commencer à donner des cours de technologie de pointe et de technologie de l’information.

Les gens étaient attirés par les établissements privés pour plusieurs raisons. Ceux-ci offraient des programmes plus courts et plus ciblés que les établissements publics, les listes d’attente des collèges publics étaient plus longues, et les collèges privés étaient, dans bien des cas, disposés à exiger un rendement scolaire plus bas que les collèges publics. Des obstacles géographiques et psychologiques empêchaient bon nombre de personnes de fréquenter les collèges publics. De nombreuses personnes ne considéraient pas comme un but réalisable de fréquenter la Memorial University ou le système des collèges publics, soit parce que peu de gens de leur région avaient fait des études supérieures, soit parce qu’elles ne croyaient pas que leur rendement scolaire permettrait leur admission.

De 1989 à 1996, le nombre des personnes s’inscrivant à des collèges privés a augmenté de plus de 500% et la population étudiante de ces collèges a atteint 13 000 personnes réparties entre 57 établissements. En 1997, les personnes fréquentant des établissements de formation privés représentaient près de 50% du total de la population étudiante des collèges. Le gouvernement, qui avait adopté une loi sur la formation privée en 1988, n’a guère agi pour réglementer les établissements de formation privés que lorsque de graves problèmes se sont posés vers la fin des années 1990. Les principaux problèmes étaient l’absence de normes applicables aux collèges privés et le fait que la Career Academy a fait faillite en 1998.

Les collèges privés à but lucratif ont posé des problèmes dès le départ. La commission royale provinciale sur l’emploi et le chômage établie en 1986 a déploré l’absence de programmes d’études normalisés et le double emploi que faisaient les programmes privés avec ceux qui étaient déjà disponibles dans le système public. Elle a recommandé qu’on n’affecte pas de fonds publics à des établissements offrant des cours qui existaient déjà dans le système public et que le ministère de l’Éducation joue un rôle plus actif dans la réglementation des établissements de formation privés. La commission a en outre signalé les problèmes posés par les frais de scolarité élevés des établissements privés et les avantages discutables qu’ils donnaient sur le plan de l’emploi. Une étude récente révèle que les diplômés et diplômées des collèges publics ont des niveaux d’emploi plus élevés, une rémunération plus élevée et un degré de satisfaction plus élevé à l’égard de leurs programmes.

Quand la première faillite d’école privée s’est produite en 1998, on a commencé à s’interroger au sujet de la stabilité financière des collèges privés. La plus frappante des faillites a été celle de la Career Academy, qui était la plus grande école de métiers privée de Terre-Neuve et qui a fermé ses 14 campus à Terre-Neuve, en Nouvelle-Écosse et en Ontario en 1998. À son apogée, en 1997-1998, 35% de la population étudiante des écoles privées de Terre-Neuve, soit 3 600 étudiants et étudiantes, la fréquentaient.

Bon nombre de plaintes avaient été portées contre l’Academy avant sa fermeture, notamment parce qu’elle ne donnait pas une instruction appropriée aux métiers inscrits et que son matériel était inférieur aux normes. La faillite a affecté non seulement les 240 membres de son personnel mais aussi ses plus de 1 400 étudiants et étudiantes, qui n’ont pas tous pu passer à d’autres collèges. La capacité des étudiantes et étudiants de se faire rembourser leurs frais de scolarité a été restreinte par des contraintes juridiques. Entre temps, certains sont encore responsables du remboursement de prêts étudiants demandés pour couvrir les frais des programmes de l’Academy.

À ses débuts, l’industrie de la formation privée à but lucratif de Terre-Neuve comblait une importante lacune de formation pour les femmes, et pour les nombreuses personnes que leur rendement scolaire ou l’isolement géographique excluaient des établissement postsecondaires. L’enthousiasme initial du gouvernement et le fait qu’il n’a pas réglementé l’industrie ont donné lieu aux crises de la fin des années 1990 symbolisées par l’effondrement de la Career Academy. En dépit de l’élimination de la majeure partie du soutien de la formation par le gouvernement fédéral, des résultats obtenus par les établissements privés et de la perte de confiance du public à l’égard des collèges privés, Terre-Neuve n’a pas encore pris des mesures législatives pour établir un régime de réglementation approprié.