Nuées et troupeaux: une communication sans agent

Nuées et troupeaux: une communication sans agent

Dans ses notes de cours rassemblées sous le titre Mind, Self, Society et publiées de manière posthume en 1943, George Herbert Mead avance l’argument que le soi n’est pas donné à l’avance, mais qu’il «émerge» (dans l’édition anglaise de 1972, voir notamment p. 214: «The social creativity of the emergent self»). En ce sens, le «soi» n’est pas un résultat ou un effet ou une manifestation que de «moi», mais plutôt un phénomène «émergeant» de rapports sociaux. C’est la participation avec autrui –les interactions, les relations– qui permet l’organisation et l’émergence d’un «soi», de quelque chose que je peux reconnaître et nommer «moi»:

Cette participation est rendue possible par le genre de communication que l’homme peut réaliser, communication distincte de celle qui se produit dans d’autres espèces qui ne possèdent pas ce principe dans leurs sociétés.» (L’esprit, le soi, la société, p. 215)

Bien que Mead cherche à poser une distinction fondamentale entre la communication humaine et les autres formes de communications, un exemple tiré du comportement du règne animal peut nous aider à éclairer son argument.

Prenons un banc de sardines, un troupeau de rennes sauvage ou encore une nuée d’oiseaux volants en formation. Visiblement, le groupe présente une certaine cohésion: il ressemble à un organisme géant, parce qu’il manifeste un certain degré d’organisation: l’observant, nous lui reconnaissons une forme, même si celle-ci est constamment changeante. Ses membres (chaque sardine, chaque renne, chaque oiseau) doivent communiquer entre eux pour ne pas être simplement éparpillés, mais plutôt présenter cette forme singulière, cet effet de groupe.

Est-ce que l’un d’eux en particulier décide du mouvement de l’ensemble du groupe? Certaines recherches suggèrent que non. Bien que des leaders puisse être parfois identifiés dans ces larges groupes, ils n’ont pas le monopole de la communication et ne décident pas à eux seuls de l’ordre et de la direction de la mêlée (Ramos, 2015). Est-ce alors le groupe –la forme gigantesque– qui décide du comportement de chaque individu? Pas tout à fait. Ces groupes sont clairement fluides, s’adaptant à chaque instant aux facteurs présents dans l’environnement (sons, odeurs, obstacles, présence de prédateurs, par exemple). C’est fluidité, cette plasticité, ce caractère changeant suggère que l’organisation (ou la structure) du groupe n’est pas prédéterminée. Il n’y a pas d’organisation préétablie: celle-ci aussi «émerge».

La communication ne se fait donc ni d’un individu vers le groupe, ni du groupe vers les individus. La communication, dans ces trois exemples, est un processus qui existe et qui a lieu entre les individus, et non pas d’un individu à l’autre. Le comportement des individus –le mouvement de chaque sardine, de chaque renne, de chaque oiseau– émerge dans son individualité par cette communication. La sardine ne peut dire «c’est moi» que dans la mesure où elle admet du même souffle: «Mais moi, dans mes mouvements erratiques et pourtant organisés, je suis le résultat des relations que j’entretiens avec mes voisines. Je suis unique, mais je ne suis unique, je n’existe et je ne nage qu’avec mes semblables, en banc serré.»

Mead nous permet donc de penser une autre communication: non plus de «moi» à «toi», mais comme le processus même à partir duquel émerge un «moi» et un «toi». C’est une perspective qui existe entre l’idée d’un sujet déterminant la communication («je communique»: «je» comme agent et maître de la communication) et celle, opposée d’un sujet entièrement déterminé par une communication. Entre «toi» et «moi», émerge la possibilité aussi bien la possibilité d’un sujet (la sardine) que celle d’une structure plus large (le banc de sardines, à la forme fluide et dynamique, mais toujours reconnaissable).

Ma collègue Sarah Choukah et moi avons récemment exploré les implications d’une telle communication émergente dans un article coécrit pour un numéro spécial de la revue Social Science Information“Emergence and ontogenetics: Towards a communication without agent”. Le numéro spécial intitulé Unfolding emergence and re-animating the causal flow est édité par mon collègue David Jaclin (Université d’Ottawa) et moi-même. Je serai heureux de partager une copie de l’article à celles et ceux qui souhaiteraient le consulter.“Murmuration” by milo bostock (CC BY 2.0)

“Murmuration” by milo bostock (CC BY 2.0)

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Philippe Theophanidis

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